Pascal Ricquier, le président du Syndicat national de la police grand-ducale (SNPGL), appelle le gouvernement à enfin renforcer le cadre légal pour punir les agressions subies par les forces de l’ordre. En l’absence de réaction, la sécurité publique pourrait se dégrader.
La police grand-ducale a été confrontée ces deux derniers mois à des situations assez inédites. L’encerclement, le 15 janvier, des manifestants antirestrictions, avenue de la Liberté, a marqué les esprits. Selon Pascal Ricquier, le président du SNPGL, il ne s’agirait que de la pointe de l’iceberg. Les défis auxquels se voient confrontées les forces de l’ordre sont très lourds.
Tensions dans le quartier Gare à Luxembourg, débordements lors des manifestations antirestrictions, prise à partie de policiers à Differdange. Le Luxembourg a-t-il un problème de sécurité ?
Pascal Ricquier : Je ne pense pas que le Luxembourg soit confronté à un problème de sécurité. Du moins pas encore. Car si on ne contre pas au plus vite les tendances récentes, ce problème de sécurité va devenir une réalité.
On peut aussi remarquer que le respect envers les forces de l’ordre diminue de plus en plus. Quelle est votre impression ?
Cela est devenu une triste réalité. Le respect envers la police n’est plus vraiment présent. Nos agents sont de plus en plus souvent attaqués et insultés. On crache sur eux. Ce genre de choses a aussi existé par le passé, mais aujourd’hui, la gravité et la fréquence de ces faits augmentent.
Chacune de ses annonces est toutefois suivie d’un « mais », avancé en guise d’excuse pour ne pas devoir aller trop loin
À Differdange, des policiers se sont fait attaquer par un groupe d’individus très agressif. Il ne s’agit donc plus de cas isolés ?
Non. On est arrivé au point où les agents sont empêchés de faire leur travail. Dans ce cas précis, les policiers ont été encerclés pour éviter les fouilles visant à retrouver des stupéfiants cachés. Les individus présents savaient très bien ce qui se tramait. Des bornes sont désormais dépassées. Le gouvernement doit dire stop.
La ministre de la Justice, Sam Tanson, a déjà mis en perspective des modifications du code pénal pour sanctionner plus lourdement des actes de rébellion ou des crachats contre les policiers. Comment jugez-vous ces annonces ?
Nous saluons bien entendu ces mesures à condition qu’elles se concrétisent rapidement. Beaucoup de choses sont annoncées sans que les actes suivent. Je citerais par exemple la situation sécuritaire dans le quartier Gare. Le ministre Henri Kox évoque les mesures qu’il compte prendre. Chacune de ses annonces est toutefois suivie d’un « mais », avancé en guise d’excuse pour ne pas devoir aller trop loin. Le « Platzverweis light » est le résultat de cette stratégie. Cela ne nous sert à rien de pouvoir faire déguerpir momentanément une personne bloquant l’accès à un bâtiment.
À quoi devrait, selon vous, ressembler cette prérogative légale permettant d’écarter des personnes troublant l’ordre public, communément appelée Platzverweis ?
Le déguerpissement doit être considéré comme une solution d’urgence. Lors de manifestations ou lors d’un match de football, le Platzverweis est complètement justifié. Il faut néanmoins que le cadre légal soit adapté aux besoins. Il est ainsi indispensable de pouvoir sanctionner le non-respect d’une telle injonction. À l’étranger, la mesure peut porter sur 12 heures, 24 heures, voire 48 heures. Des individus très violents ou des casseurs pourraient ainsi être plus simplement écartés et sanctionnés. Si la personne ciblée ne respecte pas cette mise à l’écart, elle peut être arrêtée et écrouée. Tout cela n’est pas prévu dans le concept du ministre Kox.
En réaction aux débordements en marge des cortèges des antirestrictions, vous réclamez une loi spécifique pour mieux réglementer les manifestations dans la rue. Quelle est la réelle plus-value d’une telle loi, sachant que le cadre légal offre déjà des moyens pour réagir avec fermeté ?
Les règlements de police communaux, sur lesquels on doit se baser actuellement, prévoient très peu de sanctions. Toute manifestation doit être déclarée pour que la police puisse mettre en place un dispositif adapté afin de garantir la sécurité publique. L’organisateur doit pouvoir être tenu responsable, avec des sanctions à la clé. Une règlementation plus stricte devrait aussi contrecarrer la tendance à mener des manifestations non déclarées. Si la sécurité publique ne peut pas être garantie, la police allemande a le droit d’interdire une manifestation. Il reviendra toutefois aux responsables politiques de trancher à propos de l’étendue d’une telle loi.
Après l’encerclement, le 15 janvier, des manifestants antirestrictions, de nombreuses personnes se sont dites choquées. Avec un peu de recul, la tactique employée était-elle justifiée ?
En laissant libre cours à une telle manifestation non déclarée, déjà entachée par des débordements, la situation aurait encore pu dégénérer. Malheureusement, des clients des commerces avoisinants ont aussi été bloqués. Il faut néanmoins souligner qu’un dispositif de maintien de l’ordre n’est en rien comparable avec un déploiement lors d’une simple manifestation. Dans ce cas de figure, il est important que les simples citoyens restent à l’écart. Y aller avec des enfants ou se muer en spectateur est à omettre.
De nombreux internautes ont dénoncé des violences policières. Quelle est votre analyse des interventions ?
Si un manifestant est exfiltré, cela se fait sur la base d’observations et sur ordre du commandant d’un groupe d’intervention, massé derrière la rangée de policiers faisant barrage. A priori, chaque arrestation a été effectuée en raison de faits punissables. Ces exfiltrations peuvent avoir l’air très violentes, mais elles correspondent à ce qui est d’usage lors d’une opération de maintien de l’ordre. Les mêmes procédés sont d’application dans nos pays voisins.
Malgré tout, vous avancez que des policiers redoutent d’employer la force par crainte de faire l’objet de poursuites judiciaires. Comment peut-on sortir de ce cercle vicieux ?
Nos policiers doivent être mieux protégés. Dans le cas où un agent est contraint d’utiliser son arme de service, il faut qu’il bénéficie d’office d’un avocat pris en charge par l’État. Cette couverture judiciaire est prévue dans le statut du fonctionnaire. Le gouvernement refuse toutefois ce service aux agents de police. Mais c’est bien l’État qui est responsable des agissements du policier. Si jamais un juge conclut que le policier a été fautif, il est évident que ce dernier devra rembourser les frais d’avocat à l’État. Le ministre de la Fonction publique, Marc Hansen, semble être disposé à s’engager dans cette voie, du moins pour les cas avec le plus de gravité.
Beaucoup pensent qu’il suffit d’acquérir des bodycams et de les accrocher à la veste des policiers. Ce n’est pas si simple
Les bodycams peuvent-elles constituer une autre solution ?
Il est important de pouvoir disposer du point de vue du policier. De nos jours, tout le monde peut filmer le travail de la police, sans que l’on sache précisément à quel moment cette vidéo a été réalisée, quel a été l’angle de vue exact ou si elle n’a pas été coupée pour se contenter de montrer la réaction des agents, sans documenter les provocations qui ont eu lieu en amont. Une bodycam permet d’évaluer la situation dans son ensemble pour justifier la réaction du policier, mais aussi, le cas échéant, pour conclure que l’agent a commis une bourde.
En Rhénanie-Palatinat, équiper la police avec des bodycams a été un exercice de longue haleine. Dans quel délai cela pourrait se faire au Luxembourg ?
Il faut avancer au plus vite. Dans un premier temps, une phase test devrait être effectuée. Un tel projet-pilote était déjà prévu il y a quelques années, mais cela ne s’est jamais concrétisé. Au vu des expériences faites dans d’autres pays, l’apport de la bodycam n’est pas à remettre en question. La condition à remplir pour que cela puisse fonctionner se trouve ailleurs. Il nous faut disposer d’un cadre légal adapté, mais aussi d’un service spécifique doté de suffisamment de personnel.
Même si une décision de principe est prise, cela ne pourra donc pas se faire du jour au lendemain ?
Beaucoup pensent qu’il suffit d’acquérir ces caméras et de les accrocher à la veste des policiers. Ce n’est pas si simple. Il faut compter entre 40 et 60 agents afin d’assurer l’analyse des images, s’occuper du stockage et de l’entretien du matériel. Il faut définir quelle est la durée de conservation des images et, bien entendu, déterminer qui peut, et sous quelles conditions, visionner les vidéos.
Il faudrait au moins mettre en place une réserve d’agents
Les deux derniers mois ont été particulièrement intenses pour les forces de l’ordre. Qu’en est-il du moral des troupes ?
Cela dépend de l’affectation des agents. Ceux qui sont en travail posté bénéficient de plages de repos. D’autres, qui sont engagés en coulisses, travaillent du lundi au vendredi avant d’être mobilisés les week-ends pour encadrer les manifestations antirestrictions. Et le lundi, ils reprennent leur service normal. Si cette situation perdure, les agents concernés vont finir par plier.
Cette situation est-elle due au fait que le Luxembourg ne dispose pas de véritables pelotons de maintien de l’ordre ?
Les équipes sont composées d’agents mobilisés dans toutes nos unités. Chaque agent dispose d’une formation pour assurer le maintien de l’ordre. Il a fallu avoir recours à des agents, par exemple des formateurs, qui n’ont plus été déployés sur le terrain depuis 10 ou 15 ans. Cela ne veut pas dire que ces derniers n’étaient pas aptes à être envoyés au front. Il faudrait toutefois leur permettre de suivre une formation continue afin qu’ils soient mieux parés pour une prochaine intervention majeure.
N’est-il pas nécessaire de mettre sur pied un peloton spécialisé ?
Il faudrait au moins mettre en place une réserve d’agents. On pourrait aussi songer à inclure l’armée dans un tel peloton, non pas pour employer la force, mais pour former les barrages. Recourir à des renforts venus de Belgique reste aussi une option. Il ne faut cependant pas oublier que nos voisins peuvent aussi requérir à leur tour le soutien de la police grand-ducale.
Toutes les mesures évoquées sont étroitement liées à un effectif suffisamment nourri. Comment se présente la situation sur le terrain ?
Les 200 premiers agents nouvellement recrutés sont sur le point d’entrer dans leur seconde année de formation. Il faudra attendre 2023 pour que ces derniers puissent être déployés sur le terrain. Au même moment, quelque 150 agents vont partir à la retraite. Il s’agira non seulement d’une perte numérique, mais aussi d’une énorme perte de vécu et de savoir-faire. La première promotion ne va donc pas constituer un réel renfort. Les recrues de la deuxième promotion commencent leur formation cette année et seront opérationnelles en 2024. La troisième sera prête pour 2025.
La campagne de recrutement a toutefois connu un grand succès. Surprenant ?
Il est positif de voir que quelque 800 candidats se sont manifestés pour intégrer la police. Ces jeunes se lancent néanmoins un peu aveuglément. Ils ne songent pas trop au fait que le métier ne se limite pas aux interventions spectaculaires. En début de formation, on leur fait comprendre qu’être policier n’est pas une partie de plaisir. La police n’est pratiquement jamais appelée pour quelque chose de positif. Les gens attendent de nous que l’on résolve le problème pour lequel ils nous ont sollicités. On est à la fois psychologue, secouriste et même parfois médecin, car nous sommes souvent les premiers à arriver sur place.
Dès que l’on évoque la gestion de la police, on n’est plus d’accord
Quelle est aujourd’hui la relation, souvent très tendue par le passé, du SNPGL avec la direction générale et le ministre de la Sécurité intérieure ?
La situation reste compliquée, car nous ne trouvons pas de dénominateur commun. Eux ont une autre vision de la police que nous. En privé, je m’entends très bien avec Philippe Schrantz (NDLR : le directeur général) et Donat Donven (son adjoint). Mais dès que l’on évoque la gestion de la police, on n’est plus d’accord.
Le fossé entre cadres supérieurs et agents de terrain est donc toujours aussi béant ?
Certains continuent à être trop attachés au passé. Il faut s’adapter aux temps modernes. Le système militaire au sein de la police a évolué, il n’est plus aussi strict, non seulement au Luxembourg, mais aussi dans d’autres pays. Les mentalités doivent changer. On ne va plus pouvoir revenir en arrière. Progressivement, les choses changent, mais uniquement parce que cela arrange une direction qui remarque qu’elle commence à perdre les pédales.
Qu’en est-il de votre entente avec le ministre Kox ?
Aussi bien l’armée que la police sont des administrations particulières. Or tout ministre qui débarque n’a aucune connaissance du système militaire ou de notre fonctionnement interne. Il est compréhensible que le ministre soit à l’écoute du directeur général. Mais s’il se referme à l’échange avec le terrain, le conflit est inévitable. Étienne Schneider (NDLR : le ministre de la Sécurité intérieure de 2013 à 2018), par exemple, a toujours tranché après avoir entendu les deux sons de cloche.