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[Luxembourg] «Il ne faut surtout pas dire à nos enfants que tout va bien»


"L'idée, c'est de contenir leur angoisse", explique le Centre Hospitalier de Luxembourg (Photo d'illustration : AFP).

La pédopsychiatre Catherine Avaux, qui officie depuis une quinzaine d’années à la KannerKlinik du Centre hospitalier de Luxembourg (CHL), met en garde : coronavirus et confinement peuvent constituer un cocktail explosif dans la tête de nos enfants.

Les enfants sont heureusement à l’abri du coronavirus, mais pas de la peur qu’il suscite. Coincés à la maison dans une situation qui angoisse jusqu’à leurs parents, ils découvrent en bas âge un confinement que les moins de 75 ans n’avaient eux-mêmes jamais connu. La privation de liberté, les interdits corporels… que donnera tout cela à court, moyen et long termes ? Une pédopsychiatre l’avoue : difficile à dire, mais potentiellement dévastateur.

Comment les enfants semblent-ils pour l’heure supporter l’enfermement obligatoire ?
Dr Catherine Avaux : Actuellement, certaines familles supportent bien le confinement, d’autres pas. Pratiquement, nous avons élaboré une brochure pour les aider. Elle est accessible directement sur le site internet du CHL. Nous voulons leur expliquer quand, concrètement, il faut s’inquiéter.

Recevez-vous beaucoup d’appels de parents se posant des questions sur ce qu’ils doivent dire ou pas, faire ou pas ?
Pas encore non. Disons que les appels partent dans l’autre sens : à l’heure actuelle, c’est surtout nous qui contactons nos patients pour savoir comment ils vont. Nous essayons d’anticiper, parce qu’il commence à y avoir de petits signes d’alerte. Quand des enfants commencent à présenter des troubles du sommeil par exemple. L’idée, c’est de contenir leurs angoisses.

Jusqu’alors, il a été répété des dizaines de fois que les enfants n’étaient pas frappés par le Covid-19. Est-ce un fait définitivement établi et faut-il souvent le leur rappeler ?
En réalité, les enfants peuvent être infectés par le virus, mais selon les études les plus récentes, il semblerait qu’ils sont beaucoup moins sujets à développer des formes sévères, voire grave, de la maladie. Ce qui est très important, effectivement, c’est de leur expliquer qu’ils risquent beaucoup moins d’être gravement atteints par cette maladie. Ils risquent d’être envahis par des angoisses de mort, ne serait-ce que pour leurs parents ou leurs grands-parents. Il faut donc qu’ils soient rassurés au moins en ce qui les concerne.

On leur demande de ne plus visiter leurs grands-parents pour éviter tout risque de contamination et ces derniers le leur rendent bien en restant à distance respectable. Cela peut-il façonner des liens différents ?
C’est une situation très anxiogène, hors normes, et il est trop tôt pour connaître les effets que cela pourrait avoir en termes de trauma collectif. On évaluera dans l’après-coup. Les situations de guerre qui ont eu lieu par le passé peuvent nous aider dans nos réflexions sur ce qu’il se passe aujourd’hui, toutes proportions gardées bien sûr. Cela aura des conséquences, mais tout dépendra de la longueur de l’épisode. C’est difficile d’être plus précis actuellement.

On imagine que les jeunes enfants ont une façon de vivre ce confinement bien différente de celle des préados ?
Oui, c’est différent à la fois dans leur compréhension et dans la manifestation de leurs angoisses. Un petit supportera bien le fait d’être à la maison avec ses parents et dans le cadre d’un programme régulier. Mais l’adolescent verra surtout la privation de liberté et ça peut être difficile pour lui. Il peut y avoir un effet délétère. Dès lors, il faut lui expliquer le côté « sacrifice » nécessaire au bien-être collectif et lui dire que cette liberté qui lui est retirée est indépendante de la volonté de ses parents.

Les réseaux sociaux n’atténuent pas ce sentiment d’injustice ?
Cela dépend de l’âge auquel on se situe. À 12, 13 ou 14 ans, il faut faire attention à échanger avec eux pour évaluer quelle est la teneur des informations qu’ils ont vu circuler et leur fournir en contrepartie une information vérifiée. La situation est déjà terriblement anxiogène et elle peut le devenir encore plus face à de fausses informations.

 On parle là d’un changement de vie radical

Simplement anxiogène ou potentiellement traumatisante ?
On verra a posteriori, mais on parle là d’un changement de vie radical, d’un climat social qui a été proclamé, par nécessité, de manière brutale. Oui, cela peut être traumatique. Après, toutes ces angoisses, ces peurs, ne sont pas toutes mauvaises, car elles nous incitent à nous protéger. Mais c’est tout de même un bouleversement des repères habituels. Par contre, la solidarité manifestée par toute la société luxembourgeoise, son système éducatif, ses maisons relais… sont, eux, des facteurs protecteurs. Tous les acteurs sociaux de notre pays sont au rendez-vous.

Dans les couloirs du Centre hospitalier de Luxembourg (CHL), les ateliers concernant l'éducation des enfants sont souvent nombreux (Photo d'archives : François Aussems).

Dans les couloirs du Centre hospitalier de Luxembourg (CHL), les ateliers concernant l’éducation des enfants sont souvent nombreux (Photo d’archives : François Aussems).

Ils ne peuvent pourtant pas totalement lutter contre ce sentiment d’enfermement.
Tout dépend de l’âge et des conditions sociales des familles. Vivre en petit espace, sans jardin par exemple, cela peut créer des situations explosives. Ces familles-là ont besoin d’aide.

Le confinement mais aussi les règles imposées de rapport à l’autre (ne plus se serrer la main, ne plus s’embrasser, respecter une distance minimale d’un mètre…) vont-ils jouer un rôle dans la construction de nos enfants, dans leur rapport à l’autre ?
Peur de l’autre et aussi de soi. Peur d’être contaminé ou de contaminer. Cela s’installe, oui, mais avec des réactions variables. Certains se sentent très menaçants et menacés, d’autres pas. Plus ce temps sera long, plus il risque d’y avoir des conséquences. Tout dépend de ce que la société mettra en place comme accompagnement et aussi des mots que l’on mettra dessus. On doit parvenir à faire passer l’idée que l’on doit se battre ensemble, pour un intérêt commun.

Construire une histoire commune en bref ?
C’est ce qui est important. Il faut pouvoir expliquer les enjeux et les priorités qui sont de pouvoir soigner tout le monde au détriment, de manière temporaire, de nos libertés individuelles.

Il y a ce film, de l’Italien Roberto Benigni, intitulé » La vie est belle ». Un père déporté avec sa famille dans un camp de concentration durant la Deuxième Guerre mondiale fait de cet événement un jeu pour éviter à son petit garçon d’être confronté à l’horreur. Toutes proportions gardées, qu’en pensez-vous ? Faudrait-il éviter de parler de coronavirus et de confinement à nos enfants ?
Non, parce que c’est quelque chose de faux. Un enfant sent parfaitement l’angoisse de mort, le stress. Ce n’est pas adéquat parce que c’est illusoire. Il ne faut surtout pas dire à nos enfants que tout va bien. Cela les mettrait en porte-à-faux et ce serait terrible, car ils se retrouveraient encore plus en insécurité s’ils découvrent que leurs parents ne leur disent pas la vérité. Il est important de leur dire qu’on est là pour eux et valider ce qu’ils ressentent sur le plan émotionnel. Il faut s’adresser à eux honnêtement avec un vocabulaire adapté à leur âge sans leur créer de faux espoirs. Ils écoutent la radio, la télé, les coups de téléphone passés aux amis et à la famille. C’est aussi pour cette raison qu’il est important de leur parler directement. Mais surtout, il faut les écouter. Ne pas forcer la parole, mais les écouter, leur demander ce qu’ils en savent, ce qu’ils en pensent et « désintoxifier » ce qu’ils ont en tête, tous ces scénarios qu’ils se font eux-mêmes.

Ce n’est pas réaliste de se dire qu’ils n’ont pas compris ce qui se passe

Ils en construisent beaucoup ?
Beaucoup ! Alors parlons-leur ouvertement. Ce n’est pas réaliste de se dire qu’ils n’ont pas compris ce qui se passe. Que les parents ne se leurrent pas : ils ont parfaitement compris que les choses ont changé. Évitons aussi d’être trop dans l’émotionnel avec eux. Réservons cela aux conversations entre adultes ou avec un professionnel de la santé mentale. Et osons dire aux enfants qu’on a peur, qu’il est normal d’avoir peur, parce que c’est la réalité : on a tous peur à notre manière.

Vous disiez en début d’interview ne pas savoir de quelle situation allait hériter votre profession à la fin de ce qui pourrait être un très long confinement. Les « victimes » de cette réclusion forcée pourraient-elles être bien plus nombreuses et bien plus jeunes que les victimes du virus ?
La ministre (NDLR : de la Santé, Paulette Lenert) a dit qu’on naviguait à vue et il y a une urgence sanitaire qui nous forçait à réagir. On ne contrôle ni la propagation du virus ni son étendue, mais les professionnels de santé, tous, se sont parfaitement concertés. Le risque sanitaire était le plus immédiat. Je ne nous voyais pas dire qu’il faut faire attention aux conséquences psychologiques. C’est possible qu’il y en ait, mais ce n’était pas la priorité.

Et de votre côté, comment gérez-vous ce moment si singulier ?
On essaye de se référer aux écrits de nos collègues du passé qui ont pu traverser des situations de guerre, d’apprendre auprès d’eux ce qui a pu constituer des éléments protecteurs et de résilience pour les enfants. On essaye au maximum d’être proactif parce que la situation peut rapidement changer d’un jour à l’autre. On pense aussi à nos collègues qui sont en première ligne. On se doit d’être là pour eux. Et après, on gère nos propres angoisses, nos propres peurs…

Entretien avec Julien Mollereau