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Légalisation du cannabis : l’herbe n’est pas plus verte au Canada


Au Canada, le cannabis vendu légalement est cultivé dans d'immenses serres bien gardées. (illustration AFP)

Le Canada a été le deuxième pays au monde à légaliser la consommation de cannabis récréatif. Le pays a été un exemple pour le Luxembourg qui élabore sa propre législation.

photo Didier Sylvestre

photo Didier Sylvestre

Serge Brochu, professeur émérite à l’École de criminologie de l’université de Montréal et directeur de l’institut universitaire sur les dépendances, évoque les modalités d’un système lancé le 17 octobre 2018.

La légalisation du cannabis réjouit les uns, mais fait également peur aux autres qui craignent que le Luxembourg ne tombe dans une forme de décadence. Le fait de légaliser le cannabis a-t-il mené à une hausse de la consommation d’autres produits stupéfiants ?

Serge Brochu : Nous n’avons pas mené d’enquête à ce sujet sur l’ensemble des drogues, donc nous ne disposons pas d’indices. Il faut toutefois savoir que ces drogues sont consommées par une infime minorité de la population. Il s’agit en général de délinquants ou de personnes marginalisées.

Dans nos statistiques, nous avons constaté une baisse de trois points du pourcentage de jeunes qui consomment régulièrement du cannabis depuis la légalisation, mais je ne peux pas encore affirmer qu’il s’agit d’une tendance étant donné que nous n’avons pas de statistiques sur le long terme. Nous ne savons pas non plus si ces jeunes-là sont passés à des drogues plus dures ou vers l’alcool. Ces dernières années, les fabricants d’alcool ont développé des stratégies très pro-actives pour conquérir un jeune marché avec des boissons très sucrées et des publicités très attrayantes.

Avec le temps, le marché légal va rattraper son retard

Les dealers ont-il essayé de compenser la perte de profits occasionnée par la légalisation par d’autres moyens ?

Le marché illicite n’est pas très affecté. Il conserve près de 80% des parts de marché. La législation au Québec interdisant la vente aux moins de 21 ans, les jeunes continueront de se procurer du cannabis de manière illégale. La grande majorité des consommateurs de cannabis sont les jeunes de 15 à 25 ans.

Des mesures ont-elles été mises en place en marge de la légalisation pour tenter de réduire l’offre illégale ?

Nous nous battons au niveau commercial. Nous pensons qu’avec le temps, le marché légal va rattraper son retard. Il est normal que cela ne se fasse pas du jour au lendemain. Il y a beaucoup d’avantages pour le consommateur régulier de rester sur le marché illicite. De façon générale, le gramme de cannabis y coûte 5 dollars canadiens (3,5 euros) de moins que sur le marché légal. De plus, les consommateurs réguliers ont développé de bons rapports avec leurs dealers. Une commande de produit sur internet met un à trois jours pour arriver. Avec un dealer cela prendra une à trois heures. Ces avantages font que pour les usagers réguliers mettront plus de temps à aller vers le marché légal.

Est-ce juste une question de confort ou ces consommateurs ne trouvent-ils pas forcément ce qui leur convient dans les coffee shops légaux ?

C’est un facteur. Plusieurs personnes m’ont dit être allées voir ce que proposaient les magasins de la société québécoise du cannabis (SQDC) et ne pas y avoir trouvé leur bonheur. Cela montre l’importance de penser client si on veut prendre des parts de marché. Cependant, nous devons conserver un équilibre pour correspondre à notre politique de santé publique. Avaliser la consommation ne veut pas dire l’augmenter. Ce sont deux actions en contradiction. L’équilibre entre les deux n’est pas facile à maintenir.

Les vendeurs dans les magasins de la société québécoise du cannabis n’ont pas le droit de conseiller les clients pour ne pas les inciter. Si vous allez acheter une bouteille de vin à la société nationale des alcools du Québec, les vendeurs vont vous conseiller et vous proposer des cartes de fidélité donnant droit à des rabais.

Le cannabis n’est pas n’importe quelle marchandise

Où va l’argent gagné par l’État à travers la vente de cannabis ?

Pour l’instant, il va à la recherche et à la prévention. Je crains toutefois que si le fait de consommer du cannabis se normalise et si les caisses du Canada devaient se vider, le pays suive l’exemple de la société nationale des alcools du Québec. Le modèle que nous avons actuellement au Québec est peut-être un peu trop restrictif, mais il s’appuie sur des principes de santé publique et ce sont ces principes que nous devons respecter. Le cannabis n’est pas n’importe quelle marchandise. C’est une substance psychoactive et on ferait fausse route en la promouvant de manière agressive.

Votre modèle c’est pas d’incitation, de promotion et de publicité.

Oui. Actuellement le tiers des 15-25 ans consomment du cannabis. En passant par des canaux illégaux, ils accèdent à un cannabis de moindre qualité que les plus de 21 ans et sont en contacts avec des personnes qui peuvent les mettre en contact avec des produits beaucoup plus nocifs.

Pourquoi, dans ce cas, avoir placé la limite d’âge à 21 ans au Québec quand dans les autres provinces, elle est à 18 ans ?

L’idée était de retarder le plus possible l’âge d’initiation. L’association des psychiatres a fait du lobbyisme pour montrer que même si le nombre reste minime, certains consommateurs peuvent développer des psychoses. Si on peut retarder l’âge d’initiation, on peut retarder ou éviter l’apparition éventuelle de psychoses ou autres effets du cannabis sur la santé mentale. Je pense quant à moi que l’alcool a plus d’effets néfastes sur la santé et les relations sociales que le cannabis.

Comment les magasins de la SQDC sont-ils approvisionnés ? Est-ce sous bonne garde pour éviter les braquages ?

Les camions qui transportent les produits sont banalisés. Les entreprises qui se chargent du transport disposent de permis spéciaux. La sécurité est très importante tout au long de la chaîne. Pour les producteurs également. C’est une des raisons qui expliquent que seuls les gros producteurs peuvent investir dans la culture du cannabis. Les normes à appliquer ont un coût important. La sécurité en fait partie. D’où l’absence de braquages.

7% des 65 ans et plus consommaient du cannabis avant. Ils sont près de 30% aujourd’hui

Pourquoi avoir fixé la quantité maximale mensuelle et individuelle à 30 grammes ?

Certains usagers réguliers ont une consommation importante. L’État ne voulait pas les laisser s’échapper vers le marché noir. Cela permet également au consommateurs d’acheter en une fois et de ne pas devoir faire des allers-retours. Le Canada est un grand territoire et il n’y a pas de magasins partout.

Comment vérifie-t-on que des non-consommateurs n’achètent pas du cannabis légal pour le revendre ?

Le trafic est punissable de 14 ans de prison. Pour ce qui est des commandes par internet, une preuve d’identité doit être présentée au livreur pour qu’il transmette sa livraison. Dans les faits, il n’y a pas de véritable contrôle. Tout ce que nous pouvons faire est de la prévention.

Quelle tranche d’âge a le plus profité de la légalisation ?

Il s’agit des 65 ans et plus. 7% de cette tranche d’âge consommaient du cannabis avant. Ils sont près de 30% aujourd’hui. Il s’agit de chiffres issus d’études de prévalences. Nous ne connaissons pas encore les raisons exactes de cette augmentation.

La légalisation a amené avec elle un énorme paradoxe : il existe de moins en moins d’endroits où consommer du cannabis tranquillement.

Il existe une sorte de prohibitionnisme moderne. La population n’a pas été consultée avant que la décision de la légalisation ne soit prise. Si cela avait été le cas, les pour n’auraient jamais totalisé 50% des voix. Comme au Luxembourg, les gens avaient beaucoup de craintes et ont commencé à faire pression sur les municipalités. Certains avaient peur d’aller au parc avec leurs enfants et de subir l’odeur ou la fumée. Ils craignaient des incivilités et une perte de libertés. En réaction, les municipalités ont imposé des restrictions et des interdictions ce qui a donné lieu à des situations folles. L’État a dû intervenir et interdire la consommation dans l’espace public.

Bien dire qu’il ne s’agit pas de favoriser la consommation

Comment avez-vous abordé la conduite sous influence de cannabis ?

Avant la légalisation, les personnes en état d’ébriété étaient arrêtées. Le cannabis n’était pas testé, donc nous ne savons pas s’il y a eu une augmentation des cas. Au Québec, le permis de conduire peut désormais être retiré sur-le-champ. Le problème vient des moyens de mesure du taux d’intoxication. Des appareils de mesure ont été développés, mais je pense que leurs résultats seront facilement contestables devant les tribunaux. Le THC reste dans les graisses du corps longtemps après la consommation. Les policiers reçoivent une formation pour décrypter le comportement des personnes sous influence et savoir si elles sont en état de conduire. C’est plus difficilement contestable devant un tribunal.

Légaliser pour contrer les ventes illégales ne reflète-t-il pas une forme d’impuissance d’un gouvernement face à la criminalité ?

C’est une tentative de normaliser la consommation pas de la banaliser. Il n’est pas question d’inciter la population. Toute substance psychoactive comporte des risques. Le plus important étant la conduite automobile et de machines, suivi par la dépendance. Cependant, il faut arrêter de croire que le cannabis est un produit dangereux. C’est ancré dans les esprits depuis la prohibition de 1923. Le cannabis a des effets très positifs sur la santé, seulement il faut plus de recherche. La légalisation permet de la financer.

Quels conseils donneriez-vous aux responsables luxembourgeois qui planchent actuellement à un projet de loi sur la légalisation ?

Il est important d’informer la population des raisons de la légalisation et bien dire qu’il ne s’agit pas de favoriser la consommation. Actuellement, les consommateurs sont passibles de peines pouvant être inscrites à leur casier judiciaire. Il faut un contrôle, mais le contrôle pénal n’est pas le contrôle adéquat. Une loi ou une réglementation permet ce contrôle. Le législateur doit prendre son temps pour convaincre la population du bien-fondé de la réglementation par rapport à la prohibition. Il doit aussi travailler avec tous les niveaux de gouvernance pour couper court aux réticences et aux craintes. Trois ans ont été trop courts pour nous, mais si on ne l’avait pas fait en trois ans, peut-être qu’on ne l’aurait jamais fait. Mieux vaut l’avoir fait trop rapidement que pas du tout. Des adaptations sont toujours possibles.

Propos recueillis par Sophie Kieffer

Des obstacles juridiques à franchir

Le Luxembourg a adhéré en 1972 à la convention de l’ONU sur le contrôle des stupéfiants. Celle-ci arrête que les pays signataires «prendront les mesures législatives (…) nécessaires (…) pour limiter exclusivement à des fins médicales et scientifiques la production, la fabrication, l’exportation, l’importation, la distribution, le commerce, l’emploi et la détention de stupéfiants».

En légalisant la vente et la consommation de cannabis, le Luxembourg violerait donc le principe fondamental de la convention.

Un tour de passe-passe ou plutôt une tournure diplomatique des ministères de la Santé et des Affaires étrangères précise que «le Luxembourg reste engagé en ce qui concerne la mise en œuvre des conventions et reste ouvert à discuter avec les autres pays et organisations des problèmes qui résulteraient éventuellement de la légalisation nationale». Le Canada a adopté la même position. Le Luxembourg a calmé le jeu, mais cherche des solutions pour éviter de figurer sur une liste noire.

Les plans du Luxembourg se dessinent

Les ministres de la Santé et de la Justice luxembourgeois se sont inspirés du modèle canadien. Des révélations de la radio 100,7 font état de similitudes, jusque dans les obstacles à franchir.

Le jour où le reggae est entré au patrimoine immatériel de l’Unesco, le 29 novembre 2018, le gouvernement luxembourgeois en pleine transition a annoncé qu’après le cannabis médical en janvier 2019, le cannabis à vocation récréative allait être légalisé au Luxembourg. Le débat avait été relancé fin mai 2018 alors qu’une pétition avait dépassé en moins de 24 heures les 4 500 signatures nécessaires pour que la question soit débattue au parlement.

Si certains ont taxé le gouvernement de populiste, d’autres se sont réjouis de pouvoir enfin consommer en parfaite légalité. L’idée derrière cette annonce est avant tout de prendre une mesure de santé publique. Il s’agit d’encadrer la vente pour protéger les consommateurs.

Le projet de loi afférant devait être bouclé pour l’automne dernier et devait s’inspirer de la législation canadienne en la matière. L’accident cardiaque du ministre de la Justice, Félix Braz, a freiné la progression des réflexions sur ce dossier complexe, si bien que le ministre de la Santé de l’époque, Étienne Schneider – qui a entretemps passé la main à Paulette Lenert –, n’a pas pu atteindre le deuxième objectif qu’il s’était fixé.

«Je comptais soumettre un projet de loi au Conseil de gouvernement en ce mois de décembre, admettait-il en marge de la conférence de presse sur son plan de départ. Nous avons identifié de nombreuses implications, notamment en ce qui concerne les relations avec nos pays voisins.» Autre obstacle majeur : trouver une tournure juridique pour contourner les conventions internationales de l’ONU, qui interdisent la légalisation du cannabis récréatif.

A prendre avec des pincettes

Alors que la légalisation est attendue pour 2021, des révélations de la radio 100,7 ont permis, lundi dernier, d’en savoir un peu plus sur le contenu du futur projet de loi qui servira de cadre légal à la légalisation et modifiera la législation luxembourgeoise en matière de drogues qui date de 1973. Selon les informations de 100,7, la quantité maximale de cannabis mensuelle disponible par acheteur sera de 30 grammes. Acheteur qui devra être majeur et résider au Luxembourg depuis au moins six mois. Le but étant d’éviter un tourisme du cannabis et de rassurer les voisins du Luxembourg. Un système connecté au registre national des personnes physiques élaboré par le Centre des technologies de l’information (CTIE) veillera au bon déroulement de la distribution.

Elle se fera dans 14 points de vente officiels et accrédités : quatre à Luxembourg, quatre à Esch-sur-Alzette et un à Diekirch, Grevenmacher, Mersch, Capellen, Remich et un dernier dont la localisation reste à définir. Le cannabis vendu sera, quant à lui, produit au Luxembourg uniquement sous le contrôle d’une autorité d’inspection indépendante sous l’autorité du ministère de la Santé. L’État fixera également un prix de vente «ni trop cher ni trop bon marché», indique la bien informée radio 100,7. Sur les paquets dans lesquels le cannabis sera vendu figureront le taux des cannabinoïdes – tétrahydrocannabinol (THC) et cannabidiol (CBD) – et un QR code donnera des informations sur le lieu et la date de production du produit. Les taux exacts ne semblent cependant pas encore avoir été fixés pour le moment. Enfin, il sera interdit de consommer dans les lieux publics et partout où il est interdit de fumer.

Ces informations seraient toutefois à prendre avec des pincettes, selon Grégory Lambrette, chargé de direction de l’association Quai 57. «Ce ne serait pas la dernière version sur laquelle le gouvernement aurait travaillé», assure-t-il.

À l’heure actuelle, seuls l’Uruguay et le Canada ont légalisé la vente et la consommation de cannabis. Dans plusieurs États américains ainsi qu’aux Pays-Bas, le cannabis récréatif est toléré. Le Luxembourg devrait d’ici un peu plus d’un an rejoindre ces deux pays.