L’ambassadeur de Russie au Luxembourg, Dmitry Lobanov, évoque la situation actuelle en Ukraine. Il a répondu à nos questions par courriel. Selon lui, la Russie ne prépare pas d’invasion de l’Ukraine.
La Russie envisage-t-elle une invasion de l’Ukraine comme le laissent entendre des pays comme les États-Unis? Si non, pourquoi positionne-t-elle des troupes à sa frontière?
La Russie prépare-t-elle une invasion de l’Ukraine ? Non, nous n’avons pas de telles intentions. Est-ce néanmoins possible? Oui, si le régime de Kiev se décide à une provocation militaire ou cède à la tentation de résoudre le problème de l’est de l’Ukraine par la force, ou pire encore s’il empiète sur la Crimée.
Je ne suis pas certain qu’au Luxembourg on comprend bien la situation politique en Ukraine, mais nous la connaissons de près et nous voyons au jour le jour y gagner du terrain le « parti de la guerre », qui ne rêve que d’un scénario militaire. Nous voyons également comment ces « têtes brûlées », pour le dire gentiment, font monter la pression sur les dirigeants du pays.
Permettez-moi de vous rappeler que Volodymyr Zelenskiy a été élu président de l’Ukraine précisément parce qu’il avait promis aux à ses compatriotes de mettre fin à la guerre dans le Donbass. C’est avec ce message qu’il est entré en politique après sa carrière, très réussie d’ailleurs, de showman. Alors qu’aujourd’hui il traite les citoyens de son pays qui parlent russe et sont attachés à la culture russe de « spécimens » et leur suggère de « se casser » en Russie.
En cette situation aussi précaire qu’explosive en Ukraine, l’Occident fait preuve d’une politique à courte vue, en donnant de facto à Kiev carte blanche pour faire ce qui bon lui paraît, lui portant non seulement son soutien déclaratif, mais aussi lui fournissant les armes les plus sophistiquées, en y envoyant ses instructeurs militaires.
Et ce, au lieu d’exiger que les autorités de Kiev mettent en œuvre les accords de Minsk, que celles-ci s’obstinent à boycotter. Et je vous rappelle que la mise en œuvre complète et inconditionnée des Accords de Minsk et la façon unique de résoudre la crise ukrainienne de manière pacifique et politique.
En cette situation aussi précaire qu’explosive en Ukraine, l’Occident fait preuve d’une politique à courte vue
Tout le monde est d’accord sur ce point, y compris le gouvernement du Luxembourg. Le ministre Jean Asselborn s’est exprimé récemment d’une façon très claire à ce sujet.
Imaginez maintenant ce qui se passerait si les autorités de Kiev, encouragées par l’Occident, décidaient d’aider la population russophone de l’est de l’Ukraine à « ficher le camp ». Autrement dit si elles tentaient de forcer ces gens à quitter le territoire du Donbass. Il y a des exemples de ce genre dans notre histoire récente – Mikheil Saakachvili a déjà essayé d’expulser les Ossètes de leurs terres ancestrales, d’y opérer une sorte de nettoyage ethnique.
On connaît bien comment cela s’est terminé. Et je ne veux même pas parler des appels absolument délirants à « récupérer la Crimée par la force », que l’on peut aussi entendre en Ukraine, et pas dans la rue, mais de la part des hommes politiques au pouvoir. Cela signifierait une attaque directe contre la Russie.
Quelqu’un pense-t-il vraiment que Moscou ne réponde à de telles provocations? C’est pourquoi les troupes russes sont aujourd’hui là où elles sont. D’ailleurs elles se trouvent sur le territoire russe. Et positionner ses troupes là où le gouvernement le juge propre est le droit souverain de tout État.
Je dirais même que c’est le cas où, nous aussi, nous faisons recours à la dissuasion. N’est-ce pas un mot tellement à la mode en Occident aujourd’hui?
La Russie envisage-t-elle une désescalade ? À quelles conditions ?
À propos de la désescalade, la Russie n’y est pas moins intéressée que l’Occident. Pourtant, vous donnez un sens trop étroit à ce terme en réduisant la désescalade juste à la baisse de tension autour de l’Ukraine. C’est fondamentalement faux.
Avec tout le respect dû à l’Ukraine, qui est sans aucun doute un grand pays européen, le problème ne se limite pas à elle. Une nouvelle ligne de partage s’est creusée à travers le continent européen au cours des dernières décennies, à l’ouest de laquelle l’OTAN a concentré d’énormes masses de troupes et d’équipements militaires, et continue à en rajouter toujours d’avantage.
Pour ne citer qu’un exemple, qui me paraît pourtant très révélateur : aujourd’hui, il est de coutume d’évoquer le sentiment d’anxiété ressenti par les Européens face aux exercices menés par l’armée russe sur son territoire et à une certaine distance de l’Ukraine.
Pourquoi, alors, personne ne pense-t-il à l’anxiété ressentie par les habitants de la région de Kaliningrad, qui est littéralement encerclée par les troupes de l’OTAN? D’autant plus qu’il s’agit d’une enclave. Et pourtant, Kaliningrad, c’est le territoire intégrant de la Fédération de Russie autour duquel sont déployées les bases militaires des États-Unis, de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne et du Canada sans compter les 100 000 soldats de l’armée polonaise et 17 000 soldats de l’armée lituanienne. Et même les eaux côtières de la mer Baltique près de Kaliningrad sont patrouillées par le groupement naval américain.
Il s’agit là de cette escalade qui nous inquiète sérieusement et depuis longtemps. Tout simplement, à un moment donné, « la goutte a fait déborder le vase » de notre patience et la Russie a posé la question sans ambages.
Donc, nous sommes nous aussi favorables à la désescalade et les projets d’accords que la Russie a présentés à Washington et à l’OTAN ne sont rien d’autre que notre exigence juridiquement formulée d’une désescalade.
Quant à l’Ukraine et à la désescalade de la situation autour d’elle, c’est assez simple – la « condition nécessaire et suffisante » serait, comme on dit, la mise en œuvre par Kiev des Accords de Minsk dans les meilleurs délais.
Pour commencer, il faut que le gouvernement ukrainien commence à discuter directement avec les dirigeants des républiques de Donetsk et de Louhansk. C’est avec eux, et pas avec la Russie, car – je suis obligé de le rappeler constamment – notre pays n’est pas partie prenante de cette crise ukrainienne.
La Russie craint-elle des sanctions américaines ou européennes? Qu’envisage-t-elle de répondre en cas de sanctions ?
En ce qui concerne les sanctions, je ne veux même pas en parler sérieusement. L’essentiel de notre attitude vis-à-vis de toutes sortes de sanctions, et non seulement celles discutées actuellement à l’Occident, a été exprimé par mon collègue, l’ambassadeur Viktor Tatarintsev, même si je trouverais probablement d’autres termes pour le dire. Mais la question n’est pas là. Il est tout simplement inutile de discuter de quelque chose qui n’existe pas aujourd’hui et dont on n’est pas certain qu’il existera demain.
Au lieu de fantasmer sur les sanctions, je suggère aux lecteurs du Quotidien de réfléchir à un autre sujet. On parle beaucoup aujourd’hui de la crise énergétique en Europe, de la hausse des prix de l’énergie, conditionnée, et pas en dernier lieu, par l’hystérie autour de la prétendue menace d’une « invasion russe de l’Ukraine ». On peut y voir bien sûr un certain lien.
Mais ce n’est que la moitié de la vérité. Les prix mondiaux du pétrole sont effectivement en hausse, contrairement à ceux du gaz, qui restent stables. L’explication est très simple. Les approvisionnements en gaz naturel liquéfié (GNL), y compris en Europe, ont fortement augmenté ces derniers temps. Et son fournisseur principal n’est rien d’autre que les États-Unis, qui se sont désormais ancrés comme le premier exportateur mondial de GNL.
Je ne suis pas partisan de la théorie du complot, mais vous m’accorderez que la panique semée par les Américains qui spéculent sur « la menace d’invasion russe de l’Ukraine », comme cela s’est produit plus d’une fois dans le passé, fait le jeu des business américains. Dans l’analyse de la politique internationale, il est toujours utile de poser cette question sacramentale « À qui cela profite? ».
Quel est le statut de la Crimée au sein de la Russie depuis son rattachement (d’aucuns diront son annexion) ?
Le statut de la Crimée et de Sébastopol est défini par la loi russe – ce sont deux sujets de la Fédération de Russie ayant les mêmes droits et obligations que tous les autres. La réunification de la Crimée avec la Russie s’est faite suite à un référendum. Permettez-moi de vous rappeler que plus de 97 % des Criméens se sont exprimés en faveur de l’adhésion à la Fédération de Russie. Il n’y a donc rien à ajouter sur le statut de la Crimée.
La panique semée par les Américains qui spéculent sur « la menace d’invasion russe de l’Ukraine » (…) fait le jeu des business américains
Il y a autre chose qui mérite attention. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire européenne moderne que l’autodétermination d’un territoire s’appuie sur le choix exprimé par sa population. Après la Première Guerre mondiale, la Sarre, voisine du Luxembourg, est revenue à l’Allemagne à la suite d’un plébiscite en janvier 1935. Il existe d’autres exemples de ce genre.
Force est de reconnaître cependant que ce sujet est peu développé en droit international. Néanmoins, personne, je pense, ne sera tenté de remettre en question le bien-fondé de l’appartenance de l’Alsace et de la Lorraine à la France – c’est juste une évidence non négociable. Il en est de même pour l’appartenance de la Crimée à la Fédération de Russie – c’est une évidence non négociable.
Le conflit entre l’Ukraine et la Russie donne-t-il lieu à des échanges avec les autorités luxembourgeoises ?
Oui, le sujet de la crise ukrainienne a été abordé lors des contacts téléphoniques entre le Président russe, Vladimir Poutine, et le Premier ministre luxembourgeois, Xavier Bettel, (la dernière fois le 22 décembre 2021).
Il est également discuté dans le cadre des contacts entre les ministères des Affaires étrangères de nos deux pays. Les ministres Sergueï Lavrov et Jean Asselborn se sont rencontrés lors de la réunion ministérielle de l’OSCE à Stockholm (le 2 décembre 2021). Il est prévu de poursuivre le dialogue au niveau des chefs de service diplomatiques russe et luxembourgeois.
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