Si le Luxembourg n’a pas été un empire colonial, il a pris part à la colonisation, notamment au Congo belge. Des visites guidées sont organisées à travers la capitale pour mettre en lumière des lieux rappelant cette histoire trop souvent occultée.
Voilà près d’un an que les membres du collectif artistique Richtung 22 et de l’association féministe et antiraciste Lëtz Rise Up sont sur le pied d’œuvre pour mettre en lumière une part sombre de l’histoire du Luxembourg, encore trop souvent niée par la société et également laissée de côté par les chercheurs : son passé colonial. Des traces, des «stigmates» mêmes diront les associations, sont pourtant encore visibles aujourd’hui, sous nos yeux, en plein cœur de Luxembourg.
Afin de ne plus occulter cette période et l’assumer enfin, Lëtz Rise Up et Richtung 22 ont décidé d’organiser des visites guidées à travers la capitale sur le thème «Décolonisons le Luxembourg» qui, étape par étape, permettront à tous de découvrir les lieux qui ont marqué l’épisode colonial luxembourgeois.
La visite commence par la Villa Louvigny, qui héberge aujourd’hui le ministère de la Santé. C’est à cet endroit qu’au début du siècle dernier se sont tenus une exposition et un spectacle de pantomime des Amazones du royaume du Dahomey (l’actuel Bénin), dont le thème était : «Agression et vol d’une Amazone dans le campement des Amazones». La caravane, qui a fait le tour de l’Europe, était composée de 53 personnes, des prisonniers de guerre de cette colonie devenue française une dizaine d’années plus tôt et qui furent montrés comme autant de pièces d’exposition exotiques dans ces fameux «zoos humains». «D’autres expositions de ce type se sont aussi tenues à la Schueberfouer, avec une mise en scène faite pour correspondre à l’image que l’on se fait du sauvage. Mais les zoos humains ont été refoulés de notre mémoire», déplore Alpha de Richtung 22.
Avant de rejoindre le centre-ville de la capitale, petit arrêt près des rails du tram pour évoquer les chemins de fer. La construction d’une ligne ferroviaire pour relier Brazzaville à l’océan afin d’exporter les ressources vers la métropole a en effet coûté la vie à quelque 17 000 ouvriers congolais. On découvre que la construction avait été placée entre autres sous la responsabilité d’ingénieurs luxembourgeois, notamment Nicolas Cito, dont un monument à la mémoire a été érigé dans sa ville natale, Bascharage.
Une ligne de chemin de fer aussi célébrée dans la 3e strophe de la chanson populaire De Jangli fiert den Houwald erop (Le Petit Jean monte à Howald) : «Au Congo, chaque singe se réjouit désormais parce que nous leur avons vendu notre petit train / Chaque nègre sera bientôt heureux, dès qu’ils recevront le petit train», cite Alpha. «Cette chanson a été enregistrée en 1951 et a été réarrangée, enregistrée et diffusée par l’Inecc en 2020 ! Comme pour les zoos humains, la comparaison des Congolais avec les singes vise à les déshumaniser. Par ailleurs, on argue que le colonialisme a beaucoup apporté aux populations locales, notamment à travers la construction d’infrastructures, mais c’est oublier qu’elles ne sont motivées que par les intérêts de la métropole et le coût humain qu’elles ont engendré.»
Près de 30 stations à découvrir
La «place financière néocoloniale» n’est pas en reste dans la visite, certaines banques étant accusées par des ONG d’avoir aidé le régime de l’apartheid à acheter des armes via des sociétés offshore, malgré l’embargo sur la vente d’armes pourtant ratifié par le Luxembourg.
On découvre aussi peu à peu qu’il n’y a pas que des particuliers et des entreprises privées qui ont trempé dans le colonialisme. Si l’État luxembourgeois n’a jamais été juridiquement lié au Congo belge, il l’a été impliqué de fait de par son lien avec la Belgique. De nombreux Luxembourgeois se sont installés au Congo et ont formé à leur retour au pays des «cercles coloniaux luxembourgeois», considérant le Grand-Duché comme un État colonial. «Le Luxembourg avait des colonies, mais les colonies de ses amis», dira même l’un de ses présidents.
Le Luxembourg était d’ailleurs considéré comme un membre à part entière de la Fédération internationale des coloniaux et anciens coloniaux (FICAC), dont un congrès se tint même au Cercle Cité en 1938, apprend-on. Des expositions coloniales vantant la présence luxembourgeoise au Congo ont aussi eu lieu sur la place d’Armes, comme en 1949, exposition dont la Grande-Duchesse Charlotte était alors invitée d’honneur. «Ces expositions avaient aussi pour but d’inciter les Luxembourgeois à se tourner vers une carrière coloniale, et étaient soutenues financièrement par l’État», précise Alpha.
Mais les marques de l’existence d’un passé lié au colonialisme ne s’arrêtent pas là : une bijouterie bien connue du centre-ville, qui devint fournisseur de la Cour dans les années 1920, a fourni aux altesses des bijoux sertis de perles d’Indonésie (colonie néerlandaise) et de diamants du Congo. Des matériaux évidemment aux mains des entreprises coloniales, dont l’extraction n’apportait aucun profit aux populations locales. Et puis il y a aussi l’ancienne pharmacie des Maures, très longtemps appelée «la pharmacie des Nègres», dont les sculptures «exotiques» sont toujours visibles sur le bâtiment; la statue de Guillaume II, sur la place du même nom, lequel a organisé le recrutement de Luxembourgeois pour ses guerres coloniales…
Quatorze stations sont présentées dans la visite guidée. Mais ce sont au total près de 30 lieux qui reflètent cette histoire et qui sont à découvrir dans leur totalité via une application prochainement disponible sur les smartphones.
Reconnaissance et réparations
Alors, bien sûr, le Grand-Duché n’a pas été un empire colonial comme l’ont été ses voisins français ou belges, ou comme l’a été l’Empire britannique ou le royaume des Pays-Bas. Mais il a «néanmoins pris une part active à la colonisation, notamment au Congo belge. Et l’influence luxembourgeoise s’étendait d’ailleurs au-delà de ce seul pays de l’Afrique de l’Ouest. En 20 ans, de 1888 à 1908, l’exploitation du Congo va coûter la vie à 10 millions de Congolais, soit la moitié de la population. C’est un passé qui a participé au racisme présent du Luxembourg», rappellent les associations.
Au travers de ces visites guidées, c’est une véritable campagne qu’ont décidée de mener Lëtz Rise Up et Richtung 22. Il s’agit en premier lieu bien sûr d’informer et de sensibiliser la population à cette question, mais aussi d’amener le Luxembourg à s’engager vers des réparations. «Très peu d’actions ont été engagées pour réparer la souffrance engendrée par les activités coloniales du Luxembourg à travers le monde», dénonce Alpha.
Les militants attendent une reconnaissance de ce sombre passé, avec «des excuses officielles et publiques du gouvernement, de l’Église et de la monarchie pour les crimes commis pendant la colonisation», ainsi que le retrait ou la contextualisation des monuments et noms de rues glorifiant l’époque coloniale et l’interdiction ou la contextualisation de la représentation raciste des afrodescendants.
Ils demandent également une meilleure représentation des minorités raciales dans la presse et que la culture, l’histoire et le patrimoine des afrodescendants soient davantage reconnus. Ce qui implique d’ailleurs de relater les faits historiques dans toute leur réalité dans les manuels scolaires et la création d’un département de recherche à l’université du Luxembourg consacré à l’étude de l’implication luxembourgeoise dans la colonisation. Sans oublier «l’arrêt de la coopération, du soutien et des subventions aux organisations, aux entreprises qui exploitent la terre, les matières premières et les personnes dans des régions étrangères aux dépens des populations locales et des écosystèmes».
Tatiana Salvan
Infos pratiques
Trois visites guidées gratuites sont prévues à ce jour : vendredi 25 juin à 19h (en anglais), samedi 26 juin à 14h (en français) et dimanche 27 juin à 10h (en luxembourgeois).
Compter un peu plus d’une heure pour la visite. Limité à 6 personnes. Réservation via les sites letzriseup.com ou richtung22.org. En fonction de la demande, d’autres visites guidées pourront être organisées.
À noter qu’une application sera disponible cet été qui permettra à tout un chacun de mener sa propre visite, avec près de 30 sites recensés et classés selon trois thématiques : «Les racines coloniales du racisme» (30 min.); «L’économie coloniale et la richesse» (40 min.); «Le colonialisme, le pouvoir et les institutions» (40 min.).