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«Le lobby des médecins est trop important», selon la Patiente Vertriedung


"Un grand problème au Luxembourg demeure le principe de l'exercice libéral dans les hôpitaux. Les médecins ne sont pas des salariés", regrette René Pizzaferri. (photo Didier Sylvestre)

La Patiente Vertriedung reste vent debout contre le projet de réforme du service de transport Adapto, destinée aux personnes handicapées. Il ne s’agit pas du seul chantier que l’ASBL présidée par René Pizzaferri gère pour l’instant au nom des patients.

Il n’a jamais perdu son âme de syndicaliste. René Pizzaferri continue à défendre bec et ongles les intérêts des patients.

Comment se porte le système des soins de santé du Luxembourg ?

Si je compare notre situation à celle dans d’autres pays, le patient est bien pris en charge au Luxembourg, même s’il existe toujours des choses à parfaire.

L’Association des médecins et médecins-dentistes (AMMD) affirme par contre que le système de santé traverse une très grave crise. Qui voit juste ?

Il faut différencier corps médical et AMMD. Seuls 60% des médecins sont affiliés. Les motivations de l’AMMD sont avant tout d’ordre pécuniaire. Elle tente toujours de le cacher, mais cette frange de médecins ne supporte tout simplement pas d’être obligée à respecter une convention et une nomenclature. Leur attitude de blocage empêche la mise en place de nouvelles prestations. Les dentistes se basent toujours sur une nomenclature datant des années 70. Cela les arrange, car si une prestation n’est pas reprise dans la nomenclature, ils peuvent demander ce qu’ils veulent.

La nomenclature est un problème récurrent. Voyez-vous le bout du tunnel ?

Il revient non plus aux médecins mais à la CNS d’introduire, de négocier et de tarifer de nouvelles prestations. Si aucun accord ne peut-être trouvé, le ministre de la Sécurité sociale peut trancher. Or cela n’est encore jamais arrivé. Le lobby des médecins est trop important. On manque de soutien politique. Mais je leur pose toujours la même question : est-ce que les 2 000 médecins sont plus importants que les 614 000 habitants que compte le Luxembourg ? En tant que lobby des patients, on tente de faire au mieux. Un acquis est l’introduction du tiers payant généralisé. On va maintenir la pression pour que ce projet devienne au plus vite réalité.

On garde l’impression que suite à la levée des boucliers, Bausch a voulu se venger

Depuis des semaines, la réforme du service Adapto est fustigée. Quels sont les manquements du projet ?

À l’image des transports publics, il aurait suffit de rendre ce service gratuit, mais le ministre François Bausch a préféré mettre en place un nouveau dispositif superflu. Nous nous sommes alliés à l’Union luxembourgeoise des consommateurs et à l’Amiperas pour limiter les effets négatifs de la redéfinition des critères et des conditions d’accès. Opposé à la gratuité du service Adapto, le ministre a retourné sa veste au vu du succès considérable de la pétition publique, ayant récolté près de 5 800 signatures. Même si François Bausch a fini par faire des concessions, on garde l’impression que suite à la levée des boucliers, il a voulu se venger.

Mercredi, le ministre a annoncé prolonger la période de transition pour que tous les détenteurs d’une carte Adapto puissent continuer à utiliser le service. Une décision trop tardive ?

Quelque part, il peut se dire heureux que l’on n’ait pas cessé de lui mettre la pression. Son administration n’était pas prête pour faire face à l’afflux massif de demandes pour le renouvellement de la carte Adapto. De plus, il était illusoire que les 10 000 utilisateurs, souvent âgés et à mobilité très réduite, réussissent à se rendre en à peine quatre semaines chez leur médecin pour se procurer une nouvelle attestation.

François Bausch reste toutefois décidé à appliquer de manière plus stricte les critères d’accès. La seule possibilité de pouvoir introduire un recours est-elle suffisante pour amortir les effets négatifs de la réforme ?

On réceptionne de nombreuses plaintes, y compris de médecins, dénonçant le formulaire de demande. Les réponses à apporter à une série de questions forment une importante intrusion à l’intimité des personnes concernées. Qu’en advient-il de ces informations au moment d’arriver dans l’administration ? Est-ce que les fonctionnaires en question sont liés au secret médical ? Il est vrai, que le formulaire précédent était moins incisif, ce qui a pu ouvrir la porte à des abus. Le seul fautif était pourtant le ministère.

Éviter l’isolement des seniors

Le ministre compte rediriger les personnes non atteintes d’un handicap vers les transports publics. S’agit-il d’une solution valable ?

Nous avons pu constater que la majorité des personnes qui se sont vu refuser le renouvellement de leur carte sont des personnes âgées à mobilité réduite. Elles ne remplissent pas les critères redéfinis. Une solution pourrait être de recourir aux services de bus sur demande pour personnes âgées (Ruffbus), proposées dans de nombreuses communes. Ce type de bus est cependant limité au territoire de la commune respective et ne permet donc pas un déplacement à l’hôpital ou chez un médecin dont le cabinet se trouve dans une autre commune. Ensemble avec l’Amiperas, nous venons de soumettre une lettre aux ministres de l’Intérieur et de la Mobilité pour les inviter à trouver une solution commune afin de nationaliser les services de bus sur demande. L’objectif est d’éviter l’isolement des seniors à leur domicile.

Depuis le début de l’année, le Dossier de soins partagé (DSP) est une réalité. Près de 850 000 personnes affiliées à la CNS peuvent y recourir. Quel regard portez-vous sur ce nouveau dispositif ?

La Patiente Vertriedung a été impliquée aux travaux préparatifs de la loi sur le DSP. Certaines de nos propositions n’ont pas été prises en considération. Le dossier est ouvert d’office alors que nous on aurait préféré laisser le choix au patient. De plus, on redoute que des centaines d’enveloppes comprenant les documents pour activer le DSP ne soient pas arrivés à bon port. Lors de chaque envoi collectif, des centaines d’enveloppes sont renvoyées en raison d’une adresse erronée.

Au-delà de ces considérations administratives, les attentes que la politique place dans le DSP peuvent-elle se réaliser ?

Si le côté positif du DSP finit par l’emporter, il s’agit d’une très bonne chose. Le fait que toutes les données médicales du patient soient réunies dans un seul dossier, consultables en ligne, peut avoir des effets bénéfiques. Je citerais l’exemple des radiographies. Non seulement, les différentes radios seront archivées, mais le DSP permettra aussi de mesurer l’exposition aux rayons X.

Or il reste à préciser des questions pratiques. Quel sera le statut d’une secrétaire qui prépare en avance l’ensemble des dossiers des patients que le médecin va accueillir sur rendez-vous ? Cette personne n’est pas liée au secret médical. Des abus sont donc potentiellement possibles, même si tout le monde nous dit que cela n’arrivera pas.

Qu’en est-il de la protection des données, un thème qui a défrayé la chronique tout au long de 2019 au Luxembourg ?

La protection et la sécurité des données nous donnent globalement satisfaction. Le patient doit donner son aval pour qu’un médecin ou un hôpital puisse accéder à ses données. Mais il existe un point noir : la collecte de données mises à disposition de la sécurité sociale. Une commission scientifique, qui n’est pas forcément composée d’experts, sera amenée à émettre des profils de patients. Elle pourra notamment évaluer par tranche d’âge la consommation moyenne de médicaments. Ce genre de statistiques pourrait servir de guide pour assurer une meilleure gestion des coûts de santé. Nous redoutons que les médecins puissent être amenés ou incités à prescrire moins de médicaments et assurer une prise en charge minimale. La loi ne le prévoit pas, mais ce genre de scénario existe déjà en France.

Dans l’autre sens, quels sont les éléments qui manquent qui manquent encore dans le DSP ?

Nous nous engageons pour la collecte de deux données supplémentaires : la disposition de fin de vie et l’ancrage du choix concernant le don d’organes. La famille n’est pas toujours au courant du choix et de la volonté d’un proche qui se trouve sur le lit de mort. On peut comprendre l’émotion des proches. Il est donc préférable que les choses soient actées et centralisées dans le DSP.

Introduire une permanence des réseaux de soins à domicile

Le chantier des services d’urgences a-t-il évolué dans la bonne direction ?

Le problème de l’encombrement des urgences est une conséquence de la levée de l’obligation des médecins généralistes à assurer des permanences. Il y a quelques années encore, un médecin se déplaçait en dehors des heures d’ouverture de son cabinet au chevet de patients cloués au lit. De nos jours, il ne reste plus que les urgences pour être assuré de pouvoir consulter un médecin après la fermeture des cabinets.

Pour gérer au mieux le flux de patients, le tri à l’entrée des urgences est décisif. Auparavant, toutes les catégories de patients étaient regroupées dans une même salle d’attente. On est resté bloqué pendant des heures sans disposer d’informations précises sur sa prise en charge. À ce niveau, les choses sont en train d’évoluer. Mais tout dépend des infrastructures ainsi que du nombre et de la qualification du personnel.

Les trois maisons médicales qui sont en place devaient en principe permettre de soulager les urgences. Vous ne semblez pas être très convaincu du concept.

L’idéal serait que ces structures secondaires fassent partie intégrante d’un hôpital. Le futur centre hospitalier du sud (Südspidol) va héberger une maison médicale. Pour l’instant, les patients doivent prendre leur mal en patience à la maison médicale pour finalement se retrouver aux urgences.

Existe-t-il d’autres mesures auxquelles vous songez pour détendre la situation ?

On s’est penché sur la prise en charge des personnes âgées. Notre proposition consiste à introduire une permanence des réseaux de soins à domicile. En cas de problème mineur, le personnel soignant peut intervenir au domicile du patient sans devoir recourir aux services de secours. Contrairement aux services de secours, l’infirmière connaît le client et dispose souvent de la clé pour accéder à son domicile. Pour l’instant, mêmes des problèmes mineurs doivent être pris en charge par une équipe d’ambulanciers qui est obligée de transporter la personne à l’hôpital. On encombre les urgences avec des patients âgés alors qu’ils peuvent très souvent rentrer au bout de quelques heures à la maison. L’option de prolonger l’activité des services de soins à domicile est déjà discutée.

Un millier de médecins de nationalité luxembourgeoise ne pratiquent pas au Grand-Duché

Alors que le plan hospitalier impose la concentration des infrastructures, la voie semble ouverte pour que des cabinets privés puissent se doter de matériel tel que des IRM. S’agit-il d’un paradoxe ?

Un pays de la taille du Luxembourg n’a pas d’autre choix que de concentrer ses moyens. Cela vaut aussi bien pour le personnel que pour le matériel médical. Il ne sert à rien de le disperser sur dix sites différents. Dans le cas contraire, les moyens financiers pourraient manquer à d’autres niveaux. La qualité du service ne doit pas être mise en péril.

Et pourtant, les délais pour obtenir un rendez-vous, notamment pour réaliser une IRM, ont souvent dépassé tout délai raisonnable. L’ouverture vers le privé peut-elle améliorer les choses ?

Dans le débat portant sur les IRM on a toujours négligé un aspect de poids. Oui, il a été possible d’obtenir plus rapidement un rendez-vous à Trèves qu’à Luxembourg. Mais on oublie que l’IRM de nos voisins tourne 24h/24. On en est toujours loin dans les hôpitaux luxembourgeois. Pour étendre la durée de fonction d’un appareil IRM sans devoir recourir à un nombre plus élevé de radiologues, on recommande de miser sur l’analyse électronique des images. La qualité doit primer sur le coût. L’œil électronique ne fatigue pas.

Le Luxembourg se voit confronté à une pénurie de médecins. Craignez-vous à terme un désert médical ?

Comme évoqué plus haut, la démographie médicale ne comprend plus de médecins qui sont prêts à travailler 60 ou 70 heures par semaine. Le choix pour bénéficier d’une plus grande qualité de vie n’est pas à remettre en question. La formation est certainement une des clés pour éviter une pénurie. L’introduction en septembre d’une formation médicale plus étendue à l’université du Luxembourg est une bonne chose. Mais il faut aussi savoir qu’un millier de médecins de nationalité luxembourgeoise ne pratiquent pas au Grand-Duché. Nous avons déjà suggéré aux anciens ministres de la Santé Lydia Mutsch et Étienne Schneider de les contacter pour en savoir plus sur leurs motivations. Un grand problème au Luxembourg demeure le principe de l’exercice libéral dans les hôpitaux. Les médecins ne sont pas des salariés.

Entretien avec David Marques