L’accès aux informations publiques est une condition nécessaire à la liberté d’expression. Au Luxembourg, cet accès est réglementé par une simple circulaire ministérielle. Les trois syndicats de journalistes du pays s’impatientent et demandent au législateur l’adoption d’une loi sur le sujet.
La «circulaire Bettel», promulguée il y a un an, est très loin de faire l’unanimité auprès des journalistes qui demandent au gouvernement de préparer une loi sur l’accès aux informations publiques. Un sondage réalisé en novembre auprès des professionnels abonde dans ce sens, quand bien même le taux de réponse a été très faible.
Un évident agacement pointe dans la voix des représentants des trois associations luxembourgeoises de journalistes quand on les interroge sur l’accès aux informations publiques. «Il y a eu la « circulaire Santer », puis la « circulaire Bettel », mais rien n’a changé, ce qu’il faut c’est une loi», tranche Roger Infalt, président de l’Association luxembourgeoise des journalistes (ALJ).
«Quand on voit l’affaire LuxLeaks, il est évident qu’il faut un accès direct aux sources. Une loi qui réglemente l’accès aux informations publiques serait vraiment la bienvenue», confirme fermement Christophe Langenbrink, secrétaire de l’Union des journalistes Luxembourg (UJL). «Il faut une loi. Le Luxembourg est à la traîne. Avec Chypre et Malte, c’est le seul pays de l’Union européenne à ne pas disposer de base légale dans ce domaine», déplore pour sa part Luc Caregari, président du Syndicat des journalistes Luxembourg (SJL).
Cette unanimité sur le sujet témoigne d’une impatience croissante de la profession face à des pouvoirs politique et administratif qui rechignent trop souvent, voire s’opposent, à délivrer des informations relevant pourtant du domaine public. Les rédactions du pays bruissent de ces histoires où un fonctionnaire ou un attaché de presse fait parfois barrage pendant des semaines pour ne pas transmettre une information.
Comme le rappelle Christophe Langenbrink, journaliste au Luxemburger Wort, l’affaire LuxLeaks en a fourni un éclatant exemple, ministère des Finances et administration fiscale refusant systématiquement d’entrer dans les détails de ce scandale qui met pourtant gravement en cause le Luxembourg.
Un droit reconnu internationalement
Le droit d’accès aux informations publiques est reconnu internationalement, notamment par la Convention de Tromsø, adoptée par le Conseil de l’Europe en 2009, texte que le Luxembourg n’a ni signé ni ratifié. Elle affirme «un droit général d’accès aux documents publics détenus par les autorités publiques» et proclame que «la transparence des organes de l’État est l’un des éléments clés de la bonne gouvernance et l’un des aspects qui révèle le mieux l’existence ou non d’une société véritablement démocratique et pluraliste».
De très nombreux pays se sont dotés de telles législations. La plus ancienne est la loi suédoise, en vigueur depuis 1776. Le land de Hambourg, en Allemagne, a adopté en 2014 une loi souvent citée en exemple.
Un article de loi retiré au dernier moment
Ce qui accentue l’exaspération des journalistes luxembourgeois sur cette question est le sentiment d’être mené depuis trop longtemps en bateau par le pouvoir politique. «La loi de 2008 sur la liberté d’expression dans les médias prévoyait un article sur l’accès aux informations publiques, mais il a été retiré au dernier moment», se désole Roger Infalt, le président de l’ALJ, par ailleurs journaliste au Tageblatt.
Pour ne rien arranger, le Premier ministre annonçait il y a un an, le 7 janvier 2016, lors des précédents vœux à la presse, la promulgation d’une circulaire censée faciliter l’accès aux informations. Douze mois plus tard, le rejet est général, quasi épidermique, face à ce texte que les journalistes ont rapidement surnommé la «circulaire Bettel». Elle accorde une place centrale aux attachés de presse en leur conférant un rôle de courroie de transmission entre fonctionnaires et journalistes.
Concrètement, les journalistes sont désormais tenus de poser leurs questions à des attachés de presse qui récoltent les informations auprès des fonctionnaires ou les autorisent à communiquer avec les journalistes.
Peu de journalistes ont répondu
«Ce gouvernement a le mérite d’avoir voulu agir, mais on se rend compte qu’on est surtout dans le storytelling, on veut transformer les journalistes en communicants du gouvernement en coupant les ponts entre eux et les fonctionnaires», constate Luc Caregari, en charge de la rubrique culture à l’hebdomadaire Woxx. Ses deux collègues le rejoignent sur ce point. «Cette circulaire bloque l’information qui se transforme ni plus ni moins en marketing», balaye Roger Infalt.
Pour se faire un avis plus précis sur le sujet, un sondage par internet a été organisé auprès des journalistes au mois de novembre par le Conseil de presse, institution légalement reconnue dont la mission première est la délivrance des cartes professionnelles. Les trois syndicats de journalistes y sont représentés aux côtés des éditeurs, également favorables à une adoption d’une loi sur l’accès aux informations publiques. Les résultats du sondage ont été uniquement dévoilés aux membres du Conseil de presse, début décembre.
Le premier constat qui s’impose est peu flatteur pour une profession qui fait régulièrement ses choux gras des sondages : seuls 66 journalistes sur les 445 répertoriés en activité ont répondu au questionnaire, soit moins de 15 % des professionnels enregistrés. Cette désaffection peut s’expliquer de plusieurs manières. Envoyé dans le flux des centaines de mails destinés chaque jour aux rédactions du pays, il est passé inaperçu aux yeux de certains. D’autres prétextent le perpétuel manque de temps dont se plaignent si souvent les journalistes. Mais à l’évidence, c’est avant tout l’indifférence qui explique cette faible participation.
Rejet massif de la circulaire
Nombre de professionnels que nous avons interrogés avouent ne pas vraiment savoir ce qu’est la «circulaire Bettel» dont la plupart ont vaguement entendu parler sans cependant l’avoir jamais lue. «On peut se poser la question de savoir qui est vraiment en cause? Les journalistes ou le gouvernement qui n’a pas su communiquer sur sa circulaire ?», s’interroge Luc Caregari, lui aussi membre du Conseil de presse.
Plus magnanime pour le gouvernement, Christophe Langenbrink, qui assume quant à lui la fonction de vice-président du Conseil de presse, estime que de nombreux journalistes «ne sont peut-être pas conscients de ce que signifie cette circulaire», et suggère que le sondage est peut-être à refaire en lui donnant une plus large publicité auprès des journalistes. Auquel cas, nos consœurs et confrères seront bien inspirés d’y répondre.
Roger Infalt tempère toutefois la faible participation en indiquant que les 66 journalistes ayant répondu au sondage sont issus de toutes les rédactions du pays et travaillent aussi bien pour des journaux que pour des radios ou la télé. «Ce n’est peut-être pas significatif mais avec un rejet de 96 %, cela veut quand même dire quelque chose», certifie le président de l’ALJ qui officie au sein du Conseil de presse depuis de longues années.
Une réponse dans les 48 heures
Outre l’obtention des informations, les syndicats insistent aussi beaucoup sur le délai pour les recevoir. Il n’est pas rare qu’une demande mette une ou deux semaines, sinon davantage, pour aboutir. «Il faut que la loi définisse le délai de réponse car quand une information prend des semaines à arriver, il est le plus souvent trop tard», souligne Christophe Langenbrink.
Dans un paysage médiatique où l’internet s’impose de plus en plus, l’exigence de rapidité grandit de jour en jour de la part du public. Aussi, les trois associations s’accordent à dire que 48 heures pour répondre à une question semblent un délai à la fois suffisant et raisonnable.
Creuser plutôt qu’acquiescer
Alors que le Premier ministre a demandé en décembre à la Chambre des députés d’organiser d’ici au mois de mars un débat de consultation sur «l’évolution des médias et la qualité de la presse», Roger Infalt juge qu’un accès facilité aux informations publiques est indispensable à une information de qualité. «Parfois, ne rien dire revient à encourager les rumeurs et comporte le risque de publication de fausses nouvelles alors qu’avec internet la pression de la vitesse est de plus en plus grande», analyse le président de l’ALJ.
Pour autant, il tient à décerner un bon point à la presse luxembourgeoise pour sa qualité : «En général il n’y a pas grand-chose à redire, nous le voyons lors de réunions internationales de syndicats de journalistes où on nous dit que la presse luxembourgeoise est de bonne qualité.»
Depuis 2013 et la chute du gouvernement Juncker, «la donne politique a changé : la presse est devenue plus agressive et c’est heureux», se félicite de son côté Christophe Langenbrink. Les associations de journalistes et le Conseil de presse ont décerné en 2016 le premier prix du journalisme d’investigation, rappelle le secrétaire de l’UJL pour qui il s’agit d’«une tendance qu’il faut renforcer, il faut permettre aux journalistes de creuser et ne pas simplement acquiescer».
Un constat plutôt encourageant à l’heure où l’information traditionnelle s’efface devant la «post-vérité», cette information dans laquelle l’appel aux émotions et aux croyances personnelles prime sur les faits objectifs.
Fabien Grasser
Retrouvez l’ensemble de notre dossier dans Le Quotidien du mercredi 11 janvier.