Interrogé par Le Quotidien, Jean-Claude Juncker défend le règne long de 16 ans de la chancelière allemande, même s’il ne cache pas l’«attitude hésitante» qu’elle a pu avoir lors de sommets européens cruciaux.
Ce dimanche, plus de 60 millions d’électeurs allemands sont appelés à élire un successeur à Angela Merkel. La course à la chancellerie est plus ouverte que jamais. Interrogé par Le Quotidien, Jean-Claude Juncker évoque l’œuvre d’une femme politique qu’il a côtoyée tout au long de sa carrière politique, d’abord en tant que Premier ministre et ensuite dans sa fonction de président de la Commission européenne.
L’Allemagne devrait être fixée ce dimanche soir sur la succession d’Angela Merkel. Quel est votre pronostic ?
Il est difficile d’établir un pronostic. En Allemagne, il ne faut pas trop se fier aux sondages. Par le passé, Mme Merkel a déjà abordé des scrutins avec huit ou neuf points de pourcentage d’avance dans les sondages, mais au final, il ne restait plus qu’un point d’avance sur le SPD. De plus, un grand nombre d’électeurs se disent encore indécis. Mais d’un point de vue européen, il importe peu que le prochain chancelier s’appelle Armin Laschet ou Olaf Scholz, car avec tous les deux, l’orientation proeuropéenne de l’Allemagne sera maintenue. Un autre scénario est inimaginable au vu de l’héritage européen d’Angela Merkel, qui est en lignée directe de celui d’Helmut Kohl. Les Européens ne doivent donc pas être préoccupés outre mesure par cette échéance électorale, ce qui n’est pas le cas dans tous les pays membres de l’UE.
Vous songez à la France et à l’élection présidentielle qui s’annonce pour 2022 ?
Oui, par exemple. L’extrême droite – ce que je n’espère pas – risque de continuer à gagner du soutien. Si jamais l’on se rapproche du point de basculement, l’issue du scrutin sera tout sauf évidente. Je pourrais aussi citer les Pays-Bas, qui huit mois après les élections ne disposent toujours pas d’un nouveau gouvernement, car les grands partis ne parviennent pas à s’accorder sur l’orientation européenne de leur politique.
La CDU/CSU et sa tête de liste, Armin Laschet, ne cessent pas toutefois de mettre en garde contre un gouvernement de gauche qui, emmené par Olaf Scholz, pourrait mettre en péril la position de l’Allemagne dans l’UE. Vous ne partagez donc pas cette position émise par votre famille politique d’outre-Moselle ?
Non, même s’il faut garder à l’œil le score que Die Linke va réaliser. Si ce parti intègre le prochain gouvernement et qu’il se voit confier un ministère régalien – sont à citer la Défense, les Affaires étrangères ou les Finances – cela pourrait provoquer des frictions. Mais, le cas échéant, je ne les vois pas décrocher un tel ressort. Le prochain chancelier et son ministre des Affaires étrangères définiront le positionnement européen de l’Allemagne.
Les Européens ne doivent donc pas être préoccupés par ce scrutin
Malgré l’énorme enjeu de ce scrutin, la campagne électorale a été longtemps dominée par des futilités. Même si sur le tard, le débat a gagné en substance, ne faut-il pas s’inquiéter de cette médiocrité, d’autant plus si l’on considère le vide que va laisser Angela Merkel ?
Le fait que l’Europe n’ait pratiquement joué aucun rôle dans la campagne électorale ne témoigne pas d’un désintérêt pour la cause européenne, comme cela a déjà pu être le cas en France, mais cela est plutôt dû au fait que la substance même de la politique européenne de l’Allemagne ne sera pas remise en cause.
Un parallélisme électoral entre l’Allemagne et le Luxembourg peut être établi en se référant à la longévité de leurs chefs de gouvernement, 16 ans pour Angela Merkel et même 18 ans pour vous. Ces longs règnes constituent-ils un avantage ou est-ce que cela risque de mener à une certaine lassitude ?
Cela dépend des caractéristiques du politicien en question. De mon côté, j’ai présidé des gouvernements composés entre le CSV et le DP ou le LSAP. J’ai travaillé aux côtés de 50, 60, voire 80 ministres différents. Il y a donc peu de chances de se sentir vidé. Il existe bien entendu une limite naturelle. Je ne comptais pas rester Premier ministre à vie. Mon intention était de prester encore un dernier mandat.
Qu’en est-il de la chancelière Merkel ? Des observateurs ont critiqué à plusieurs reprises le fait qu’elle avait perdu de son entrain lors de cette dernière législature.
Ce qui a pu être dit ou écrit est faux. Angela Merkel n’a jamais été un lame duck (NDLR : littéralement canard boiteux). Je n’ai jamais pu constater cela. Son engagement n’a jamais failli.
Depuis 2013, le gouvernement luxembourgeois est formé par trois partis. L’Allemagne se dirige tout droit vers le même scénario. Comment jugez-vous ces coalitions tricolores ?
Au Luxembourg, une coalition à deux partis aurait été possible aussi bien en 2013 qu’en 2018, si la volonté des autres partis n’avait pas été de garder le CSV écarté du pouvoir. À trois, il est plus compliqué de s’accorder sur un programme. Les compromis qui doivent être trouvés peuvent enlever de la force de frappe à un gouvernement. À vrai dire, je n’aime pas trop ces coalitions à trois partis. En tant que président de la Commission, j’ai pu constater que les gouvernements formés par plus de deux partis ont plus de mal à se positionner et faire avancer le projet européen.
Tout au long de ses 16 ans comme chancelière, Angela Merkel a dû faire face à une multitude de crises. Commençons par le changement climatique. On lui reproche de ne pas avoir fait assez dans ce domaine. À tort ou à raison ?
En matière de politique climatique, Angela Merkel a été une chancelière très engagée, du moins jusqu’en 2015. Au niveau de la transposition du virage énergétique (NDLR : la sortie de l’énergie nucléaire de l’Allemagne) et des autres mesures pour le climat, les performances n’ont néanmoins pas toujours été à la hauteur des discours tenus. Il ne s’agit toutefois pas d’un phénomène propre à l’Allemagne. Avec la crise migratoire et la pandémie, l’enthousiasme pour lutter contre le changement climatique a diminué, ce qui est toutefois une grande erreur. Une fois toutes les autres crises et « crisettes » évacuées, l’énorme défi du changement climatique sera toujours présent. En tout état de cause, le climat doit être LA grande priorité.
La probable entrée des Verts dans le prochain gouvernement allemand va-t-elle pouvoir contribuer à sortir de l’immobilisme actuel ?
Les Verts sont déjà présents dans de nombreux gouvernements à travers l’Europe. Ce ne sont pas forcément toujours eux qui parviennent à donner un souffle nouveau à la politique climatique. Au fil des années, les Verts sont toutefois devenus un mouvement qui est apte à gouverner, et c’est une bonne chose !
Vous avez évoqué l’année charnière que fut 2015 pour Angela Merkel. Sa phrase « Wir schaffen das » (« Nous y arriverons »), prononcée au plus fort de la crise migratoire, fait toujours des vagues. Son engagement n’a cependant pas permis de réformer la politique migratoire à l’échelle de l’UE. S’agit-il d’un échec ?
Mme Merkel a fait preuve de grandeur lors de la crise migratoire, non pas pour avoir décidé d’ouvrir les frontières – car elles étaient ouvertes – mais bien pour ne pas les avoir fermées. Cela a permis d’éviter que la problématique de l’accueil de réfugiés ne se transforme en drame permanent. Mais le problème au niveau de l’UE n’est pas résolu pour autant. Le système de quotas, approuvé en 2015 lors de la présidence luxembourgeoise de l’UE, n’a pas été transposé par certains pays. Je reste d’avis que ce mécanisme constitue la solution la plus solidaire.
Notre relation fut exceptionnellement bonne
La chancelière s’est montrée plus intransigeante lors de la crise de l’euro. Vous avez été forcé en tant que président de la Commission d’aller très loin pour sauver la mise. Comment avez-vous vécu ce bras de fer ?
Dans mes fonctions, j’ai toujours respecté la dignité du peuple grec, ce qui n’était pas le cas en Allemagne. J’ai tout entrepris pour assurer que la Grèce reste partie intégrante de l’euro, alors qu’au sein même du gouvernement Merkel beaucoup de personnes ont voulu l’éjecter. Les mêmes personnes étaient opposées à l’idée que la Commission s’engage pour sauver la Grèce. Les traités prévoient toutefois qu’il revient à la Commission de défendre l’intérêt général. Il n’est pas tolérable qu’un pays membre soit poussé hors de la zone euro par les marchés financiers ou des politiciens trop hésitants. La chancelière Merkel, qui n’a jamais été d’avis que la Grèce devait être exclue de l’euro, n’a accepté qu’au dernier moment de s’engager sur une voie européenne pour résoudre cette crise, alors qu’auparavant elle s’était montrée hésitante.
À l’époque, l’Allemagne est cependant restée fermement opposée à ce que l’UE contracte une dette commune. Votre proposition des « euro bonds » est devenue réalité sous une forme adaptée pour financer la relance post-Covid. Il s’agit d’une initiative franco-allemande. Qui a été le vrai moteur ?
J’ai plutôt l’impression que c’est la situation qui a constitué le principal moteur pour avancer vers ce principe de dette partagée. Confronté à une crise globale d’une telle ampleur, aucun pays membre de l’UE n’est en mesure d’activer un levier assez fort pour faire front tout seul. La pression exercée par la Commission von der Leyen et le gouvernement français a toutefois contribué à convaincre Mme Merkel de formuler une réponse européenne à la crise du Covid.
Quelle est la note que vous accorderiez à Angela Merkel pour son œuvre européenne ?
Comme déjà évoqué, elle s’est parfois fait remarquer par son attitude hésitante. Dans les moments décisifs, la chancelière Merkel a toutefois toujours fini par jouer la carte européenne. En fin de compte, elle a su apporter une importante pierre à l’édifice européen.
Comment peut-on qualifier votre relation personnelle avec Mme Merkel ?
Notre relation fut exceptionnellement bonne. Elle a toujours disposé d’une grande capacité d’écoute, aussi pour les plus petits États membres comme le Luxembourg. Cela explique aussi en partie le succès que la chancelière a eu en Europe. En ce qui concerne le respect affiché envers le Grand-Duché, Angela Merkel s’est trouvée sur la même lignée que ses prédécesseurs Helmut Kohl et Gerhard Schröder.
Entretien avec David Marques