La moitié de la population afghane vit grâce à l’aide humanitaire apportée par l’Union européenne. Pour Jean Asselborn, peu importe le régime politique, les gens doivent boire et manger tous les jours.
La famille luxembourgeoise avec trois enfants, leur ami et trois autres résidents sont toujours bloqués à Kaboul. Avez-vous des nouvelles quant à la possibilité de les évacuer bientôt?
Jean Asselborn : J’ai pu parler hier soir (samedi soir) avec mon homologue allemand, Heiko Maas, et il y a peut-être une petite chance, mais ce n’est encore acquis, d’une évacuation via un hélicoptère ou un bus. Le groupe pourrait être amené à un point différent à Kaboul et vers une autre entrée de l’aéroport. Je ne vous cache pas que tout cela reste très compliqué. Il s’agit d’une famille, des parents avec trois enfants et une personne qui les accompagne. Vendredi soir, on leur avait recommandé d’avoir un jour de répit, car c’est très éprouvant et énervant pour ces gens qui se sont déjà rendus trois fois à l’aéroport pour rien dans un chaos sans nom. On nous parlait de 7 000 personnes massées devant l’aéroport il y a encore deux jours, aujourd’hui ils sont plus de 15 000. Nous avons de la place dans les avions, les Français étaient prêts à les prendre en charge dès lundi. Puis on a parlé aux Espagnols, aux Néerlandais, aux Belges, prêts à nous aider aussi et ce n’est donc pas la place qui manque, mais il y a des vols à vide quasiment. Les conditions pour atterrir à Kaboul sont très compliquées. Les gros avions ne peuvent pas le faire, ils sont détournés sur Islamabad au Pakistan et nous utilisons des avions plus petits pour aller chercher les gens à Kaboul. Pour nous, il y a cette famille qui est prioritaire, puis nous avons d’autres personnes sur la liste qui ont des relations directes avec le Luxembourg et nous faisons tout notre possible pour les rapatrier. Comme je l’ai déjà dit à des journalistes, si cela ne tenait qu’à moi je serais déjà parti les chercher moi-même. Mais cela ne marche pas, aucun officiel n’atterrit pour l’instant à Kaboul.
Le président américain, Joe Biden, a estimé vendredi dernier qu’il s’agissait de l’une des opérations les « plus difficiles de l’histoire » et qu’il n’était pas en mesure d’en garantir « l’issue finale ». Partagez-vous son pessimisme?
C’est pour moi le plus grand problème, car les Américains auraient pu prévoir cette situation. Ils ont des contacts avec les talibans et ce sont eux qui sont présents à l’aéroport. Mais le problème, c’est que même pour les Américains, l’accès sur place est difficile. On aurait dû prévoir plus de possibilités d’entrer à l’aéroport. J’entends des ambassades avec lesquelles on coopère que l’accès est contrôlé par les talibans, puis par les Américains, les Britanniques et les Turcs qui aident beaucoup. On aurait dû prévoir des couloirs pour que les gens puissent rentrer dans ce tout petit aéroport.
Qui empêche l’accès à l’aéroport, la foule massée devant les portes, les talibans, d’autres encore?
On ne sait pas qui est dans la foule. Les talibans peuvent être partout. En plus de cela, nous avons une liste qui grossit d’heure en heure, j’ai plus d’une centaine de demandes de gens qui veulent quitter l’Afghanistan et qui ont eu des relations directes ou indirectes avec le Luxembourg. Ce sont des juges, des artistes, des employés des ONG. Il ne s’agit pas de personnes qui ont travaillé pour l’Union européenne qui représentent un contingent de 400 personnes environ. Le Luxembourg a déjà accepté de prendre six personnes déjà arrivées à Madrid et qui atterrissent à Luxembourg ce soir (NDLR : hier, dimanche). Il y a aussi tous ceux qui demandent un regroupement familial maintenant. On a établi une première liste sur des critères qui ne sont pas forcément rationnels, mais bon, c’est une première liste. Reste à voir comment procéder. Les Américains ont annoncé qu’ils resteraient jusqu’au 29 août, mais il semble que cette échéance soit reculée. Il faut rester plus longtemps s’il n’y a plus personne qui organise l’aéroport, c’est le chaos puissance dix. Au niveau de la réunion de l’UE comme au niveau de la réunion de l’OTAN, tous les pays ont insisté pour que toutes les grandes puissances militaires restent en place et puissent continuer à nous aider à l’aéroport. Voilà la situation telle qu’elle est. Il est encore plus difficile de quitter le territoire quand on porte un nom afghan.
Le Barreau veut prêter main forte aux demandeurs de protection internationale afghans, majoritairement déboutés du droit à la protection internationale et demande à ce que leurs dossiers soient réexaminés. Allez-vous le faire?
J’aimerais d’abord rappeler que je n’ai renvoyé aucun Afghan depuis 2015. Cela ne veut pas dire que chaque Afghan qui demande la protection internationale y a droit. En revanche, ils peuvent faire leur vie en travaillant ici, avec un permis de travail, un permis de séjour. Tous les Irakiens n’ont pas reçu leur statut de bénéficiaire de protection internationale. Il y a une loi et il faut la respecter. C’est la justice qui tranche en dernier lieu. Depuis 2013, je veille à ce que les plus vulnérables puissent rester. Je peux dire que faire du cas par cas, c’est ce qu’il y a de plus difficile pour moi depuis des années. Nous allons effectivement reconsidérer toutes les demandes et on verra. Beaucoup de gens qui n’ont pas le statut demandent le regroupement familial et le problème est là. Je ne veux pas faire de commentaire sur ce sujet. Tout va dépendre du nombre de demandes.
Quel rôle les femmes peuvent-elles jouer à l’avenir en Afghanistan, alors qu’elles manifestent déjà courageusement dans les rues d’un pays en proie au chaos?
Chaque fois que j’étais en Afghanistan, ce sont les femmes qui m’ont le plus impressionné. Elles veulent vivre librement. Elles ont un courage énorme et n’ont pas envie d’avoir un barbu qui leur dise comment elles doivent vivre et s’habiller. Sans les femmes, en tout cas en ce qui me concerne, je ne me fais pas d’illusion. À partir de 1995, les talibans étaient au pouvoir jusqu’en 2001 et c’était horrible pour les femmes et les filles. Quand je suis allé pour la première fois à Kaboul en 2006 et la dernière fois en 2019, la présence de l’UE en Afghanistan, c’était pour stabiliser une société qui est comme elle est, moins libérale qu’avant. Le système de formation était le bon pour moi pour lutter contre le terrorisme, lutter en faveur de l’état de droit et le stabiliser. C’est pour cela que 300 000 individus des forces de sécurité ont été formés à coup de millions d’euros d’aides de l’UE. Ils se sont donné une constitution valable sur laquelle on peut s’appuyer. Et puis il y a la reconstruction pour donner une perspective au pays et là on ne s’est pas assez impliqué. Nous avons eu des milliards d’aide humanitaire qui sont venus de l’Europe, car la moitié de la population en a besoin pour survivre au quotidien. C’était la construction d’une nation vue de l’Europe, mais est-ce que ce système marche? Les leviers qu’on a mis en place peuvent-ils stabiliser une nation? C’est extrêmement compliqué.
A-t-on vu en Europe un accord pour mettre des troupes à disposition? Non
Le départ précipité des Américains est-il finalement condamnable?
Lors de la première réunion qu’on a eue avec le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, au printemps dernier, il nous a dit qu’il allait nous écouter sur la question afghane. Le Luxembourg, comme beaucoup d’autres pays ont dit qu’ils comprenaient que les Américains n’aient pas envie de rester encore 20 ans. Cependant, il fallait faire attention aux conséquences d’un retrait. Blinken a dit clairement que si les Européens voulaient que les Américains restent en place, il devait savoir si nous étions disposés à mettre en place l’autre moitié des forces militaires nécessaires. Et là c’était fini. Ni les Allemands ni les Français, ni les Britanniques au niveau européen n’ont répondu présents et je pense que c’était pareil pour les Canadiens. Il ne faut pas être hypocrites et faire vraiment attention quand on reproche aux Américains de partir d’un jour à l’autre. Il faut que cela soit mentionné. A-t-on vu en Europe un accord pour mettre des troupes à disposition? Non. Cela étant dit, on aurait pu et dû avoir certaines garanties. Les services secrets américains et européens ont totalement échoué. Il y a un mois, le président Biden disait qu’il était impossible que les talibans prennent tout le pays. Mais tout s’est passé en quelques jours. Personne n’a rien vu venir, au niveau de la rapidité, d’où ce manque de préparation pour l’évacuation. Il faut penser à ceux parmi les Afghans qui nous ont servis pendant vingt ans et à tous les Européens qui sont encore sur place. On entend déjà des récits de filles de douze ans dont le père a été approché pour les mettre à la disposition des talibans pour les servir. Voilà où on en est.
Quels sont les leviers dont dispose l’Union européenne pour intervenir dans cette crise?
Le plus grand levier de l’Union européenne, c’est l’aide humanitaire qui permet à la moitié de la population de survivre. Le plus gros contributeur n’est ni la Chine ni la Russie, c’est l’UE. Le deuxième levier, ce sont les relations internationales. Un pays comme l’Afghanistan peut-il s’isoler totalement et s’éloigner des règles fondamentales du droit international? Je ne pense pas que cela puisse fonctionner. La Chine et la Russie ont un rôle crucial à jouer. Normalement, ni l’un ni l’autre ne devrait avoir un intérêt à déstabiliser un pays. Mais quand je vois ce qui se passe avec la Chine qui souhaite des «relations amicales» avec les talibans et la Russie qui avance ses pions, elle aussi, je reste sceptique. Cette évolution-là qui échappe à l’UE c’est la plus importante.
Que peut-on attendre du Conseil de sécurité de l’ONU?
A-t-il encore une raison d’être? Il faut que tous tirent la corde dans le même sens mais c’est un vœu pieux. Tout dépend de la pression qu’on est capable d’exercer sur le régime des talibans.
Les talibans ont déjà demandé une aide à la reconstruction alors que Ursula von der Leyen a déjà soumis l’octroi de l’aide humanitaire à des conditions de respect de droit international. Ça s’annonce plutôt mal non?
Attention, derrière un régime, quel qu’il soit, il y a des milliers de gens qui ont besoin de boire et de manger tous les jours. On ne fait pas de politique avec l’aide humanitaire. Évidemment, si on déverse des milliards du contribuable européen pour l’aide humanitaire, c’est pour atteindre un objectif et pas pour engraisser des gens corrompus. Malheureusement, les talibans sont déjà en possession de toutes les armes qu’on a données à l’armée régulière… Mais on ne peut pas couper l’aide et laisser mourir les gens et c’est bien la politique étrangère la plus difficile à jauger. C’est très compliqué. Pour l’instant l’UE continue de travailler avec la vingtaine d’ONG présentes sur place. Mais ce n’est pas seulement l’argent qui compte pour l’aide humanitaire. Si on interdit aux femmes de travailler, cela ne marchera pas, car ce sont elles qui gèrent la distribution. Ensuite, si les personnels des ONG ne se sentent plus en sécurité, ils vont partir.
Êtes-vous plutôt pessimiste quant à la réponse que l’UE apportera à la vague de réfugiés afghans qui veulent fuir leur pays?
Il y a une semaine, il y a eu un communiqué signé par six pays qui annonçaient poursuivre le renvoi de force chez eux des demandeurs afghans déboutés. Je m’y étais opposé. Finalement, tous les pays signataires se sont rétractés sauf l’Autriche, mais c’est un pays à part. J’avais proposé de suivre l’exemple du Canada, qui accueille 20 000 réfugiés pour un pays de 40 millions d’habitants. Les pays européens auraient pu appliquer le même quota. On aurait ainsi montré que les valeurs européennes ne sont pas que des phrases creuses prononcées au repas du dimanche. Les chances sont toutefois minimes, dans cette Europe que nous vivons, que cela se fasse. Nous avons le même problème avec les gens qui sont sauvés en mer et qui arrivent en Italie ou à Malte. Il ne reste plus que les Irlandais, les Portugais et les Luxembourgeois qui répondent présents pour les accueillir. Parler de politique migratoire européenne, c’est devenu un leurre. On va continuer comme en 2015, chacun va faire sa petite cuisine interne, parfois ça marche, parfois ça ne marche pas. Mais pour cette Europe qui se donne l’image d’une gardienne des valeurs humaines, c’est catastrophique.
Geneviève Montaigu