Elle s’est rendue au Yémen pour éviter le Covid-19. Finalement, un coup du sort en a décidé autrement. Tessy Fautsch raconte son expérience d’infirmière pour Médecins sans frontières (MSF).
Tessy Fautsch, 39 ans, est infirmière depuis 2001 et travaille pour Médecins sans frontières (MSF) depuis 2006. Elle a toujours su qu’elle exercerait sa profession dans des pays en voie de développement. Tout son cursus scolaire, entrecoupé de missions pour MSF, s’en ressent : certificat en médecine tropicale à Anvers, bachelor en Nouvelle-Zélande et master de Science in International Health à Berlin. Depuis sa première mission en République démocratique du Congo en 2006, elle ne passe guère plus de six semaines d’affilée dans son pays natal. République centrafricaine, Haïti, Bangladesh, Guinée Conakry, Ukraine, la jeune femme est allée sur tous les fronts et a connu tous les terrains de pays en guerre ou touchés par des catastrophes naturelles à Ebola. Elle revient à peine du Yémen et s’apprête, avec un peu d’appréhension, à se sédentariser au Luxembourg pendant un an.
Pouvez-vous choisir vous-même les missions auxquelles vous participez ?
Tessy Fautsch : On m’a proposé le Bangladesh, mais j’y étais il y a un an et je n’avais pas envie d’occuper le même poste à nouveau. On m’a aussi proposé Haïti, mais ce n’est pas mon premier choix, car je ne me sens pas à l’aise à Port-au-Prince. Il restait le Yémen et l’Irak. J’ai choisi le Proche-Orient. La mission était plus courte. Comme je devais revenir au Luxembourg, je n’aurais pas pu occuper un poste pendant plus d’un an.
Vous avez passé quatre mois au Yémen.
J’ai voulu fuir le Covid-19. J’avais mon expérience des épidémies avec Ebola et même si les deux ne sont pas comparables, j’ai essayé d’ignorer le virus. J’étais aux États-Unis quand le confinement a été mis en place au Luxembourg. Quand je suis revenue, je me suis tout de même inscrite sur la liste des réservistes. C’est à ce moment que MSF m’a proposé d’être coordinatrice médicale et responsable médicale d’un projet au sein d’un hôpital qui s’occupait des traumatismes physiques. Pas de Covid-19. Au final, j’en ai plus appris sur les masques chirurgicaux que je ne l’aurais cru.
Au départ, il s’agissait seulement de préserver notre hôpital des cas de Covid-19 pour éviter de devoir le fermer, alors que les premiers cas de Covid faisaient leur apparition au Yémen. J’ai moi-même passé deux semaines en quarantaine, puis une semaine dans cet hôpital, avant qu’on me demande de me rendre à Aden pour assurer la coordination du projet Covid-19. Un premier centre y était pris d’assaut et un deuxième centre devait ouvrir. Ils n’avaient plus d’infirmière étrangère pour assurer la supervision. J’y suis allée. Entretemps, le responsable médical avait démissionné… moi qui voulais n’avoir rien à voir avec le Covid, j’ai eu le nez dedans!
Nous n’avions pas de matériel. Nous portions nos vêtements de ville aux soins intensifs. Par hasard, nous avons trouvé des masques chirurgicaux, mais ils n’étaient pas de bonne qualité, c’étaient des imitations d’une marque connue. Impossible de les porter en présence de malades en isolement. Des équipes venues de Bruxelles nous ont finalement apporté des masques FFP2 dans leurs sacs à dos. Notre autre projet nous a livré des kits d’opération. On nous demande de respecter certains standards, mais nous ne disposons pas du matériel pour… Nous portions nos masques pendant 12 heures au lieu des deux heures indiquées. Nous avons utilisé tout notre matériel plus souvent que nous aurions dû. Heureusement, personne de l’équipe n’a attrapé le virus.
Comment se passaient les dépistages? Aviez-vous les moyens de pratiquer des tests ou les gens arrivaient-ils à vous déjà malades ?
À l’hôpital qui soignait les traumas, les gens devaient répondre à un questionnaire. S’ils correspondaient aux critères, ils étaient transférés à Aden. Le questionnaire était également utilisé au centre Covid, mais nous appliquions des critères particuliers en matière de saturation d’oxygène, par exemple. Les personnes qui présentaient des symptômes et étaient en attente de résultats, étaient placées à l’isolement dans une aile du centre. Le laboratoire de l’hôpital d’Aden, soutenu par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), nous envoyait les résultats des tests et le matériel pour les effectuer. C’était le seul laboratoire à 200 kilomètres à la ronde.
Quelle est la situation sur place? Le gouvernement prend-il les choses en main ou est-il davantage préoccupé par la guerre que par le virus? Comment réagit la population ?
Ils ne sont pas indifférents au virus, des messages de sensibilisation étaient diffusés à la radio, mais personne ne porte de masque. Je suis arrivée au début du ramadan. Il a été suivi par les deux fêtes de l’Aïd. Nous attendions une catastrophe, mais elle n’est jamais vraiment arrivée. Nous avons, en discutant avec la population, constaté qu’il y avait eu plus de décès que d’habitude. Les gens parlaient de symptômes grippaux et de difficultés respiratoires. Cela a fini par revenir à la normale. Et puis, il faut distinguer le Nord du Sud. Le gouvernement officiel est dans le Sud. Au Nord, il n’y aurait eu que quatre cas de Covid pendant les quatre mois où j’étais à Aden. Et encore, ils étaient tous importés.
La population a d’autres problèmes que le Covid. Elle a le choléra, le chômage, la famine, la guerre… Les hôpitaux existent en nombre, mais ils sont privés et réservés aux familles fortunées. Les hôpitaux publics étaient fermés. Du coup, tout le monde arrivait chez nous. Nous n’avions pas les médicaments adéquats pour soigner ces différentes pathologies qui n’avaient rien à voir avec le Covid.
Comment avez-vous réagi ?
Nous espérions que les critères de saturation d’oxygène correspondraient pour pouvoir les accueillir et nous allions acheter les médicaments adéquats. Le cargo international qui devait nous en apporter était resté coincé à Dubai. D’un point de vue éthique, nous n’étions pas à l’aise d’accepter des gens qui risquaient d’attraper le Covid en nos murs. Par exemple, ce prisonnier qui avait guéri du Covid. La prison a tardé à le reprendre. Il avait fait un AVC et présentait des complications. Il ne pouvait plus rester au centre. Il avait besoin de soins adaptés. La prison n’a jamais donné son accord de transfert et il est mort chez nous trois semaines plus tard.
Cela doit être frustrant d’être limité dans l’aide qu’on veut apporter aux autres ?
Oui. Mais cela nous a permis de collecter des expériences du terrain et de savoir quoi améliorer pour la prochaine fois. Notamment d’essayer de travailler davantage avec les hôpitaux privés. MSF est habitué à arriver sur des terrains où les appareils médicaux ne sont pas présents et de tout commander. Il ne faudrait pas attendre d’avoir besoin d’un plan B pour créer des connexions avec les hôpitaux privés.
Nous avons reçu de l’insuline qui n’avait pas été conservée au frigo
La situation était-elle particulière en raison du Covid ou les missions sont-elles toujours compliquées à mener à bien ?
Cela dépend des pays. En Afrique, MSF importe toujours tout. En Asie et au Proche-Orient, cela se complique. Ils sont plus développés. Le Bangladesh produit une partie de ses médicaments. Nous pouvons acheter sur place les médicaments approuvés par l’OMS. Au Yémen, on trouve de tout, mais il faut se méfier de la qualité. Nous aurions dû tout importer. Mais les délais de livraisons pour certains matériels comme les appareils respiratoires étaient trop longs. On devait nous les livrer à la mi-août alors que le projet se clôturait le 31 août. L’OMS et le Fonds des Nations unies pour la population disposaient d’appareils respiratoires chinois qu’ils nous ont fait parvenir avec l’accord du gouvernement yéménite. Pour obtenir des médicaments, comme les avions étaient coincés au sol, je faisais une liste chaque matin que je remettais à notre acheteur qui faisait le tour des pharmacies pour les trouver. Nous avons reçu de l’insuline qui n’avait pas été conservée au frigo. C’était cela ou rien… Le taux de mortalité en soins intensifs était très haut chez les patients intubés. Nous avions également des cas de résistance aux antibiotiques – ils en prennent pour tout là-bas en intraveineuse – qui ne sont pas morts des suites du Covid, mais d’une septicémie. Nous ne pensions pas que c’était à ce point.
N’est-ce pas compliqué de quitter une mission, des patients ?
C’est compliqué de ne pas pouvoir continuer à suivre certains patients, mais après quatre mois, on est content de rentrer parce qu’on est fatigué. Voir des gens mourir parce qu’on n’a pas les moyens de les soigner est lourd à supporter. Et je n’étais pas en première ligne. Les médecins étaient plus à plaindre que moi.
Que faites-vous après une mission pour ne pas vous écrouler physiquement et psychologiquement ?
J’ai toujours été très douée pour faire abstraction. Une fois dans l’avion pour rentrer, j’efface tout et je recommence.
Entretien avec Sophie Kieffer
L’action de MSF au Yémen pendant la pandémie
De mi-avril à fin juillet, la ville d’Aden a été très durement touchée par l’arrivée du Covid-19. Le système de santé étant affaibli par des années de conflit, les hôpitaux de la ville ont dû lutter contre une forte transmission et un grand nombre de patients gravement malades. Les équipes de MSF ont donc travaillé en collaboration active avec le ministère de la Santé publique et de la Population à partir de la mi-avril pour offrir une réponse dédiée au traitement du Covid-19.
L’intervention d’urgence de MSF a commencé dans le complexe d’Al Amal, avec une capacité de dix lits d’unité de soins intensifs et jusqu’à 60 lits d’hospitalisation. Comme le nombre de patients suspects et confirmés de Covid-19 continuait à augmenter et à dépasser la capacité médicale à Aden, MSF a décidé d’offrir son soutien au centre de traitement Covid-19 existant à l’hôpital général moderne d’Al Gamhuriah. Du 1er juin au 31 août 2020, 194 patients atteints de Covid-19 ont été admis. 70 de ces patients ont été transférés en soins intensifs. 66 patients sont sortis guéris et 13 ont été orientés vers d’autres hôpitaux pour des soins médicaux complémentaires non Covid. 97 patients sont décédés, en raison d’une présentation tardive ou du manque de disponibilité de soins prolongés alors qu’ils étaient dans une situation critique. 12 patients sont partis contre la recommandation médicale.
Le nombre de nouveaux cas est resté faible à Aden jusqu’en août. Ayant formé une excellente équipe de personnel médical et non médical yéménite, MSF est confiant. L’organisation a transféré ses activités Covid-19 au sein de l’hôpital Al Gamhuriah au ministère de la Santé publique et de la Population qui assurera la continuité des soins pour les patients confirmés Covid-19.