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Guy Kirsch : « On ne peut continuer à dire que les Portugais sont les autres »


Selon l'économiste, les meilleurs esprits du Luxembourg continuent d'être tenus à l'écart. (Photo : FB)

Pour l’économiste politique Guy Kirsch, professeur émérite de l’université de Fribourg, le Luxembourg manque de débat politique. Durant de longues années, il faisait partie des «Luxembourgeois à l’étranger». Depuis peu, il est de retour dans sa patrie.

Le Quotidien : Xénophobie, nationalisme, etc. On a l’impression que le « Luxembourg du non » progresse. Au-delà de la peur, faut-il chercher des explications d’ordre économique?

Guy Kirsch : Tout d’abord, il faut rappeler que la devise nationale des Luxembourgeois, c’est « nous voulons rester ce que nous sommes ». Comme si cela pouvait marcher… Or, pour que les Luxembourgeois puissent rester des Luxembourgeois, il faudrait d’abord qu’ils deviennent portugais.

Nous ne pouvons pas continuer à nous dire que les Portugais sont « les autres ». Ils sont là pour rester. Maintenant, il y a autre chose : les Luxembourgeois se portent formidablement bien. Leur richesse se traduit avant tout par une consommation sans bornes. En même temps, ils savent que cela ne durera peut-être pas éternellement. Ils ont donc peur, ce qui en soi n’est pas bien grave. Toute société change. Encore faut-il savoir faire avec. Or c’est un déficit au Luxembourg.

En quoi consiste ce déficit d’après vous?

Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’espace public ouvert au débat politique. On ne parle jamais de choses concrètes, mais d’individus. Cela est vrai aussi pour le référendum. Or ce qui compte, ce n’est pas de savoir qui a dit quoi, mais bien le poids de l’argument.

Justement, que pensez-vous du référendum du 7 juin?

C’est un sondage d’opinion, comme en fait d’habitude le TNS-Ilres, mais qui n’engage personne. Le Premier ministre, Xavier Bettel, a déclaré qu’il respectera le résultat, même s’il dépendait d’une seule voix. Mais la démocratie n’existe pas pour que des politiciens croient en elle, elle est là pour les contrôler.

La démocratie, c’est la méfiance institutionnelle. Sinon on n’en aurait pas besoin. En Suisse, le gouvernement se doit de respecter l’issue d’un référendum, de même que le parlement qui doit adapter les lois en fonction de ce qui a été décidé, ce qui est loin d’être le cas ici.

Il s’agit donc d’un simple sondage, qui plus est techniquement très maladroit. Les questions posées concernent évidemment le destin du pays, mais comment voulez-vous en débattre ensemble dans un pays qui ne s’y connaît absolument pas?

Ces peurs qu’on note, comment les qualifieriez-vous?

Il faut distinguer entre angoisse et peur, comme le fait Kierkegaard. L’angoisse est le sentiment diffus d’une menace émanant du monde ou de la vie. Si vous restez borné à l’angoisse, vous n’avez que trois possibilités : ou vous vous attaquez à tout, à moins de fuir devant tout, ou vous devenez apathique, tel le lapin en face du serpent.

Il est donc très important que l’angoisse diffuse se concrétise sous la forme précise de quelque chose qui fait peur. Alors seulement pouvons-nous agir avec justesse. Le problème au Luxembourg, c’est que nous en sommes restés à l’angoisse diffuse et que, faute de débat public, tout le monde est plus ou moins seul avec elle.

Les politiciens, eux, semblent plutôt craindre le corps électoral…

Bien sûr, mais ce n’est pas toujours évident. D’abord, nous n’avons pas la culture politique nécessaire et puis, pour transformer l’angoisse en peur, il faut déjà que vous disposiez d’un minimum de connaissances thérapeutiques. Or voilà précisément ce qui manque à ce référendum. Tout cela n’est donc pas sérieux.

Quelle est la vision politique qui se cache derrière ce référendum?

Il faudrait déjà mener un débat là-dessus. Il faudrait que nous nous demandions comment se représenter le pays dans vingt ans, de même que ses écoles, sa vie politique et ses journaux. Allons-nous faire des journaux pour Portugais qui seront également lus par les Luxembourgeois, ou plutôt l’inverse?

Nous avons une société hétérogène, qui croît rapidement sur un petit territoire. Comment la voulons-nous et quels sont les problèmes que nous rencontrons en chemin? Le catastrophisme n’est certainement pas la bonne attitude.

Il est particulièrement frappant à propos du droit de vote des étrangers…

La participation des étrangers dans ce pays est en effet une question importante. Nous pourrons continuer à les exclure, mais nous pourrons aussi faire en sorte d’obtenir une situation gagnant-gagnant.

Vous avez comparé une fois le L uxembourg à un sandwich, avec au milieu les Luxembourgeois confortablement installés entre une élite internationale et les immigrés qui font le sale boulot…

En effet. Il faudrait par exemple que des femmes de ménage luxembourgeoises puissent aller nettoyer chez des Portugais. Mais rien que de le formuler ainsi, c’est de la provocation. La question est de savoir si ça le restera ou si un jour cela deviendra réalité. Et si oui, est-ce que ce serait grave? Par ailleurs, nous attendons des Portugais qu’ils parlent le luxembourgeois ou le français, alors qu’il n’y a qu’une infime partie des Luxembourgeois qui parlent le portugais. Moi non plus, d’ailleurs, et je me le reproche sincèrement. Ce n’est pas normal.

« Dieu est-il luxembourgeois? », demandait Norbert von Kunitski dans les années 80…

Il faut réaliser que nous ne sommes pas riches parce que nous serions si forts. Depuis toujours, cette richesse (des minières aux banques) a été créée par des étrangers. Le Luxembourg a toujours été occupé par quelque garnison étrangère. Les officiers prusses de l’époque formaient la classe dominante et les banquiers d’aujourd’hui sont les officiers modernes. Mais à la différence du XIX e siècle, nous en profitons. Combien de Luxembourgeois y a-t-il dans les conseils d’administration, dans les comités de direction à Kirchberg? En réalité, très peu.

Mais aux yeux de certains, l’absence de débat était aussi ce qui rendait le pays si attrayant…

On ne peut que rappeler à ce propos ce que la mère de Napoléon lui a dit lorsqu’il s’est couronné lui-même  : « Pourvu que ça dure! »

Les Luxembourgeois, des bons à rien?

Absolument pas. Mais ceux qui tiennent le coup, ils sont dehors. Prenez Jules Hoffmann, prix Nobel 2011. Il aurait gagné beaucoup plus d’argent en restant à l’Athénée de Luxembourg, mais il n’aurait jamais obtenu le prix Nobel. Ce n’est pas vrai que les Luxembourgeois sont plus bêtes que les autres. Seulement voilà, ils s’en vont. On parle toujours des étrangers à Luxembourg, mais rarement des Luxembourgeois à l’étranger. C’est symptomatique.

Frédéric Braun

Guy Kirsch : repères biographiques

1938  : naissance à Luxembourg

1958-1966  : étudiant en économie et sciences sociales aux universités de Bonn et de Cologne.

1962  : diplômé en économie

1966  : promu docteur ès sciences économiques et sociales à l’université de Cologne

1967-1971  : assistant au séminaire des finances publiques de l’université de Cologne

1971  : habilité à l’université de Cologne

Depuis 1972  : professeur titulaire en Neue politische Ökonomie (théorie des choix publics) à l’université de Fribourg en Suisse. Conférences dans le monde entier (Europe, États-Unis, Asie).