Gilles Feith a pris la tête de Luxair dans la plus grave turbulence de son histoire. Le nouveau capitaine doit gérer la difficile restructuration de la compagnie aérienne nationale. Si elle est source de frictions, la crise doit surtout permettre de saisir de nouvelles opportunités.
D’une crise à l’autre. L’année 2020 a été riche en défis pour Gilles Feith. Au printemps, il était un des membres de la cellule de crise Covid-19. En juin, il est devenu le nouveau directeur général de Luxair. Malgré la lourdeur de la tâche, il n’a pas perdu son optimisme. « Je ne me laisse pas influencer par une situation morose. Je préfère procéder à une analyse objective », souligne Gilles Feith. Entretien.
Les vacances de carnaval ont débuté samedi. Quel est l’impact du récent renforcement des restrictions de voyage sur les réservations ? Les Luxembourgeois continuent-ils de voyager ?
Des réservations ont encore été effectuées. Je rappelle que notre vol spécial vers Dubai a rapidement affiché complet. Il n’est cependant pas à nier que la demande reste fortement limitée. Les seules adaptations des vols à effectuer à la suite des restrictions de voyage renforcées au Portugal nous ont fait perdre 300 000 euros. En janvier, on a enregistré par rapport à 2020 une diminution de 72% des réservations sur les vols réguliers et de 64% sur les vols LuxairTours. La moyenne sur le premier trimestre devrait être de -78 % pour les vols classiques, alors que les vols de vacances devraient afficher un léger mieux.
Votre bonne entente avec le ministre de la Mobilité, François Bausch, n’est pas un secret. Que répondez-vous à ceux qui estiment que votre nomination à la tête de Luxair a été un choix politique ?
Ce n’est pas François Bausch qui m’a placé à ce poste. Au vu de mon passé dans la fonction publique, j’entretiens d’ailleurs une bonne relation avec plusieurs ministres. Un appel à candidatures a été lancé pour occuper le poste de directeur général de Luxair. J’ai postulé et ma candidature a été retenue par le conseil d’administration. Je m’en réjouis, même si en fin de compte je ne suis pas venu ici pour le poste en lui-même, mais pour pouvoir m’engager pour une compagnie qui demeure un fleuron de l’économie luxembourgeoise. Je suis décidé à tout donner pour que Luxair continue à voler.
Quel bilan tirez-vous de vos six premiers mois compliqués à la tête de Luxair ?
Personne n’aurait pensé en juin que la situation allait encore empirer. Nous assurons pour l’instant un minimum en connectivité du Luxembourg vers l’extérieur. On perd de l’argent sur certaines lignes, mais nous avons une responsabilité par rapport à nos clients et notre personnel. Les gens doivent aussi pouvoir voyager pour des raisons familiales impérieuses. Luxair reste en outre la seule compagnie qui continue à assurer une connexion entre Luxembourg et Londres. Nous suivons les restrictions existantes à la lettre.
Voyager en cette période de confinement partiel reste toutefois contesté. Quel regard portez-vous sur ces critiques ?
Je suis très content que le gouvernement ait pris une décision qui fait que les voyages restent possibles. Il faut regarder le côté positif de la chose. Nous assurons le plus de vols possibles sans négliger la qualité du service et la santé des gens. Nous avons déjà banni une poignée de passagers qui ont refusé de respecter les règles sanitaires. Il s’agit non seulement d’une responsabilité envers les autres clients mais aussi envers mes équipages. Nous ne pouvons pas jouer avec la sécurité des gens. C’est pourquoi nous nous devons d’être rigoureux. Dans ce même ordre d’idées, aucun passager ne peut embarquer sur un vol vers Luxembourg s’il n’est pas en possession d’un test négatif au Covid-19. Luxair prend d’ailleurs en charge l’organisation des tests afin de donner le plus de prévisibilité possible à ses clients.
Vous avez été parachuté à la tête de Luxair après avoir coordonné au printemps les travaux de la cellule de crise Covid-19 et aussi été coordinateur de la Défense. Dans quelle mesure ces expériences peuvent vous aider dans votre nouvelle fonction ?
La gestion de crise, c’est faire face à une situation hostile qui nécessite de devoir prendre une série de décisions souvent dans la précipitation et avec très peu de temps de préparation. Il faut savoir travailler en équipe pour éviter de commettre des erreurs. J’ai adopté ce même principe lors de mon arrivée en juin. La relance post-confinement a été préparée en présentiel avec plus de 50 collaborateurs. Ouvrir une nouvelle destination constitue un grand travail d’ordre logistique. Jusqu’à présent, cela a pris une bonne année. Là, on est parvenu à le faire en un temps record.
Cette diversification des destinations était-elle indispensable ?
Chaque crise permet aussi de saisir de nouvelles opportunités. Actuellement, 10 de nos avions sont cloués au sol. À l’été 2019, Luxair effectuait 40 vols entre Luxembourg et Londres, en 2020 on est tombé à 9 rotations. Dans la situation actuelle, il y a deux options qui se présentent à moi : soit l’avion reste à terre, soit je le lance sur de nouvelles destinations. Même si le vol n’est pas rempli entièrement, je parviens à couvrir les coûts variables tout en ayant une contribution aux coûts fixes. Disposer des appareils Q400 nous facilite la tâche. Mais la même réflexion vaut aussi pour nos Boeing 737.
Je vois le Covid comme un accélérateur qui fait remonter à la surface les problèmes qui existaient déjà auparavant
Luxair a été obligé de recourir à une aide étatique pour garder le cap. Vous avez eu droit à un accueil glacial de la part des syndicats au début de la tripartite Aviation. Cette négociation a-t-elle constitué votre baptême de feu ?
En effet, la gronde était assez importante au début. Je le comprends pleinement. Luxair reste toutefois une société commerciale et nous avons aussi une certaine responsabilité envers l’État. On avait l’obligation d’évoquer d’abord en interne quelles étaient les pistes pour se sortir de cette crise. Il aurait été trop simpliste de se présenter les mains vides devant le gouvernement ou nos actionnaires. Après avoir défini les efforts que nous pouvions produire, la première tripartite Aviation a porté sur le trou financier qui restait à combler. La somme qui se trouvait sur la table en juillet et en septembre s’est nettement creusée depuis lors. La proposition du gouvernement a été d’aider par le biais d’un plan de maintien dans l’emploi. Je ne suis pas fier que Luxair ait été obligé d’avoir recours à un tel instrument.
Comment se passe la mise en œuvre de cette restructuration ?
Les entretiens avec les 587 personnes à recaser ont été entamés autour du 10 décembre. L’exercice n’est pas facile, il existe des frictions. Certains sont venus me témoigner leur détresse en personne. Je suis toutefois content que cela puisse se faire sans un seul licenciement sec. Ce ne sont pas les salariés qui doivent se faire des soucis, mais il est du devoir de la direction de pérenniser l’activité et assurer ainsi un avenir aux plus de 3 000 membres de notre personnel. En tenant compte de leurs familles, ce sont même 10 000 personnes qui dépendent de Luxair.
Avant le Covid, Luxair était déjà confronté à des problèmes dits structurels. Pouvez-vous résumer en quelques mots quelles sont ces difficultés ?
Chaque problème est lié à plusieurs facteurs. Luxair disposait heureusement d’une réserve financière de 185 millions d’euros qui est aujourd’hui consommée. En même temps, une telle manne démontre qu’il existe un retard au niveau des investissements. Notre hangar date par exemple de 1952. Si nous voulons être une compagnie performante, il nous faut investir dans un hangar moderne adapté à nos besoins. Il existe d’autres domaines dans lesquels il faut agir. Je pense au Cargo Center qui, 25 ans après sa construction, a largement atteint ses limites en termes de capacité et de fonctionnalité.
Toute proportion gardée, ne peut-on pas affirmer que la crise sanitaire est en fin de compte un mal pour un bien pour votre compagnie, de toute façon obligée de se restructurer ?
Je vois le Covid comme un accélérateur qui fait remonter à la surface les problèmes qui existaient déjà auparavant. La crise sanitaire fait que le modèle de notre secteur évolue, notre clientèle change, tout comme la perception et la gestion des opérations de vol. Luxair est une compagnie qui doit pouvoir survivre à long terme afin de continuer à assurer la connectivité du petit pays qu’est le Luxembourg. Il faut se donner un plan qui va au-delà de la sortie de crise sanitaire, faute de quoi on va tomber dans un nouveau trou provoqué par un manque d’investissement.
Quel est le volume d’investissement et l’échéancier pour la construction du nouveau hangar et du nouveau Cargo Center ?
Le volume d’investissement reste à définir. Les négociations avec lux-Airport sont en cours de finalisation. J’espère que le nouveau hangar pourra être prêt d’ici deux à trois ans. Pour ce qui est du Cargo Center, la concession dont bénéficie Luxair vient à échéance. Il nous faudra remporter la prochaine soumission, ce qui sera tout sauf simple.
En parlant d’investissements, il faut aussi penser au renouvellement de la flotte. Où en est ce dossier ?
Pour continuer à exploiter notre réseau, il n’existe pas 50 types d’avions différents. Il existe trois ou quatre modèles qui peuvent constituer des solutions. Je citerais l’Embraer 190 ou l’Airbus 220. Avant d’avancer dans ce dossier, nous nous devons toutefois de retrouver une situation plus stable. Le calendrier initial pour le renouvellement de la flotte ne peut pas être tenu.Mais il est un fait que nos avions vieillissent. Nos 737-700 ne peuvent plus voler éternellement. Il faut aussi savoir que le renouvellement de la flotte ne se limite pas à un nouveau type d’avion. Derrière, il faut aussi tenir compte de la maintenance, de la formation des pilotes, etc. Il nous faut donc acquérir quatre ou cinq avions d’un même constructeur.
Personnellement, je suis d’avis qu’il faudrait aussi prendre en considération le vaccin chinois et le vaccin russe
Le partenariat historique avec les Américains de Boeing pourrait-il être remis en question pour une ouverture vers les Européens d’Airbus ?
La meilleure offre et le meilleur modèle vont l’emporter. L’heure n’est pas à la réalisation de projets de prestige. Il faut définir quelle option est la meilleure d’un point de vue économique et écologique et quel type d’avion se prête à notre réseau. Dans la situation actuelle, nous allons toutefois aussi rester attentifs aux opportunités qui peuvent se présenter sur le marché des avions d’occasion, mis en vente par des compagnies ayant réduit leur voilure.
Récemment, les jeunes activistes pour le climat ont fustigé votre campagne « Fridays for holidays ». Comment jugez-vous la responsabilité écologique du secteur de l’aviation ?
À l’échelle de l’UE, l’aviation n’est pas le principal émetteur de gaz à effet de serre. Le trafic automobile arrive loin devant. De plus, la valeur créée par une compagnie aérienne, y compris le cargo, est bien plus importante que celle générée par le trafic routier. Mais cela n’empêche pas que nous devons prendre nos responsabilités. Cela commence par de petites choses. À bord de nos avions, nous avons remplacé les stylos en plastique par des crayons afin de permettre aux passagers de remplir leurs documents Covid. Mon intention est aussi de réduire au maximum le plastique dans le domaine du catering. J’ai conscience que l’impact de ces mesures est minime, mais le plus important est d’adopter les bons réflexes. Une compagnie de qualité comme Luxair se doit d’intégrer dans son ADN les réflexes écologiques.
Faut-il s’attendre à une hausse des prix des billets d’avion ?
Notre maxime reste de voler le plus possible et de ne pas pénaliser les personnes qui souhaitent encore voler. Il ne sera néanmoins pas possible de continuer éternellement avec cette politique des prix. Il ne faut pas perdre de vue que Luxair n’était déjà pas hautement rentable avant le début de la crise sanitaire. Quelque part, si moins de passagers prennent l’avion, il nous faudra revoir les prix à la hausse.
Quelles sont vos attentes pour le reste de cette année 2021, surtout en vue de la saison estivale ?
Je mise beaucoup sur les vaccins. J’espère que la campagne de vaccination va rapidement avancer et que chacun aura reçu une invitation d’ici la fin de l’été. Le vaccin est aussi important pour les hôteliers. Si les hôtels luxembourgeois se portent mal, cela est encore bien pire dans des pays comme l’Espagne ou la Tunisie, où le modèle social n’est de loin pas si généreux que le nôtre.
Au vu de votre expérience en cellule de crise, quel regard portez-vous sur le retard des livraisons de vaccins ?
Il est évident que la cadence de livraison est trop lente. En même temps, je ne connais pas les contrats. Le succès du Luxembourg pour s’approvisionner en matériel de protection au début de la crise était dû au fait que l’on avait passé une multitude de petites commandes au lieu de tout miser sur une grande commande centralisée. Personnellement, je suis d’avis qu’il faudrait aussi prendre en considération le vaccin chinois et le vaccin russe. Il est dommage que notre monde reste segmenté et ségrégué, ce qui empêche une lutte globale contre une pandémie globale.
Entretien avec David Marques