Le président de la Commission consultative des droits de l’homme (CCDH), Gilbert Pregno, analyse la crise sanitaire du Covid-19 au regard des droits humains et évoque le travail de la CCDH.
Depuis le début de la crise sanitaire liée au Covid-19, la Commission consultative des droits de l’homme (CCDH) a émis des avis sur les différents règlements et lois entrés en vigueur pour faire face au virus. Son président, Gilbert Pregno, évoque les restrictions aux libertés dues au Covid-19. Il parle aussi du travail passé et à venir de la CCDH, qui fêtera son 20e anniversaire le 10 décembre.
En mars dernier, le confinement avait été décrété pour faire face à la crise sanitaire du Covid-19. Comment le président de la CCDH a-t-il accueilli cette mesure ?
Gilbert Pregno : Tout le monde était en état de choc face à une situation inconnue. Personne, à ce moment-là, ne savait exactement ce qui devait être fait. Je trouve qu’il y a eu beaucoup d’engagement de la part du gouvernement luxembourgeois, du Parlement, pour prendre les rênes en main et parer au plus pressé. Il n’y avait pas de radar et le gouvernement pilotait à vue. Je pense que les mesures prises en mars étaient adaptées par rapport aux connaissances que nous avions et nous avons également trouvé que déclarer l’état de crise était une mesure qui permettait au gouvernement d’agir dans le court terme. Nous sommes restés très vigilants tout au long de cette pandémie et nous le sommes encore maintenant
Vous dites « des mesures adaptées » à la crise sanitaire. Est-ce qu’elles étaient également adaptées aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales ?
Pour des défenseurs des droits humains, il est possible d’introduire des restrictions aux libertés individuelles pour autant qu’elles soient « légitimes, nécessaires et proportionnelles » pour utiliser les termes des juristes. Elles doivent toujours être limitées dans le temps. L’objectif poursuivi était de contrôler la pandémie et de garantir la santé de la collectivité. Je dois souligner que ces atteintes aux libertés n’étaient pas anodines.
Donc, la santé collective passe au-dessus des libertés individuelles ?
Dans une certaine mesure oui, de façon limitée. Et il faut que cela soit toujours proportionnel par rapport aux objectifs que nous poursuivons. Cela a été un axe d’analyse des juristes de la CCDH. Ils ont toujours essayé de trouver la balance entre les nécessités dictées par la pandémie et l’impact des règlements et des lois sur nos droits et nos libertés.
L’état de crise a duré trois mois. Ensuite il y a eu la loi Covid-19. Sur cette dernière, la CCDH a émis plusieurs avis au fil des différentes adaptations qu’elle a connues…
Je rappelle également que chacun des règlements promulgués pendant l’état de crise a été analysé par la commission. Et il y en a eu plus d’une centaine. Ensuite, à chaque fois que la loi Covid-19 a été modifiée, nous avons également émis un avis sur les différentes mesures prises. Nous avons dû beaucoup travailler dans l’urgence. Notre idée était que toutes les mesures prises devaient être cohérentes et se fonder sur des données scientifiques, qui néanmoins ont fait souvent défaut. Un autre axe d’analyse était d’évaluer la précision des textes promulgués. Et là aussi, ces textes n’étaient pas toujours très précis, des procédures n’étaient pas clarifiées alors que la précision des textes législatifs et des procédures est une garantie pour les libertés des individus.
Dans la dernière version de la loi Covid-19, en vigueur jusqu’au 30 novembre, on trouve le couvre-feu, la limitation des rassemblements… Quel regard portez-vous sur ces différentes mesures ?
Déjà, je n’aime pas le terme de couvre-feu qui nous rappelle les temps de guerre. Nous nous sommes posé la question : à quoi sert-il ? Nous n’avons pas bien compris concrètement. Nous avions, comme d’ailleurs aussi le Conseil d’État, toujours le souci de demander des textes précis, fondés sur des données scientifiques, de demander des mesures qui soient limitées dans le temps et proportionnelles par rapport aux objectifs poursuivis. La limitation des rassemblements est aussi une mesure attentatoire aux droits humains qui doit être limitée dans le temps.
Vous êtes également membre du comité consultatif mis en place au début de la crise sanitaire. Comment se déroulent les réunions de ce groupe ad hoc ?
La dernière réunion a eu lieu il y a une dizaine de jours. C’était la cinquième depuis le début de la crise sanitaire. Nous nous réunissons avec le Premier ministre (Xavier Bettel) et la ministre de la Santé (Paulette Lenert). Lors du dernier échange et compte tenu des nombreuses infections, madame Lenert a parlé de l’ »éprouvante incertitude » dans laquelle nous étions et monsieur Bettel a insisté sur le fait qu’il était important de ne pas agir dans la précipitation. Le constat est que ces réunions ont lieu alors que les décisions ont été prises. On peut dire que c’est plutôt un groupe d’échange qui permet l’approfondissement de certains sujets. Personnellement, j’ai beaucoup parlé des personnes handicapées et âgées vivant en institution, de façon générale de toutes les personnes vulnérables et discriminées. Aussi sur le fait que la gestion de cette crise n’a pris en compte que son impact sur la santé physique, alors que l’aspect psychique n’a pas été pris en considération. D’autres membres du groupe ad hoc ont évoqué la souffrance des petites entreprises et des restaurateurs, des salariés, des familles… Ces réunions sont l’occasion de mettre en avant la réalité du terrain. De toute façon, la CCDH estime que cette crise va encore augmenter la discrimination des personnes déjà en souffrance. Les personnes pauvres, les sans-abri, les réfugiés, les sans-papiers, les gens qui n’avaient pas de sécurité sociale et qui n’en ont toujours pas, la situation des femmes et des enfants aussi… Cette crise va encore creuser des fossés. Ce qui est troublant, c’est l’incertitude dans laquelle nous vivons et qui est insupportable pour les êtres humains. Personnellement, il y a bien longtemps, j’ai décidé d’être optimiste et je le reste aujourd’hui. Je me dis toujours que nous allons nous en sortir. On va s’en sortir, mais je crains que cette crise fasse beaucoup de dégâts. La convalescence risque d’être longue.
Et comment le psychologue que vous êtes analyse cette crise ?
L’impact de la crise sur le psychisme ? C’est une question qui doit être prise en compte. La réponse à cette crise a été une réponse en termes de santé physique. On combat le virus pour que les gens ne soient pas infectés, on veille à ce qu’ils en guérissent, voire qu’ils n’en meurent pas. Mais ce qu’on a oublié, c’est l’impact psychique et social de cette crise. Je pense que quand on aura vaincu le virus, ce qui prendra du temps, d’autres conséquences de cette pandémie vont perdurer. Et pour la santé mentale et sociale, la crise va durer plus longtemps. La sortie de la crise ne se limitera pas à la fin de la pandémie. Notre société aura changé à la fin de cette crise. Au début de la crise, je pensais que notre société serait meilleure une fois que nous aurions vaincu ce virus. Mais aujourd’hui, je pense que cela ne sera pas nécessairement le cas. Il faudra réapprendre notre vivre ensemble, renouer nos relations sociales, les familles devront se réorganiser, il faudra revisiter beaucoup de repères. Et je crois qu’il y aura beaucoup de deuils à faire : par rapport aux personnes décédées, mais aussi face à la prise en compte de notre vulnérabilité et la perte d’une certaine idée de toute-puissance.
L’éducation est le vaccin contre les atteintes aux droits de l’homme
Le Covid-19 met-il à mal le vivre ensemble ?
Cette notion de vivre ensemble implique celle du partage. Tout cela a été bouleversé, fragilisé dans les familles, dans les relations et dans la société dans son ensemble. Des clivages ont vu le jour dans notre société à cause du virus alors que nous devrions continuer de faire preuve d’une solidarité collective. Une société qui se veut juste combat les discriminations. Il nous faut faire attention à ne pas chercher des boucs émissaires. Chaque citoyen et chaque citoyenne sont responsables d’un engagement envers la société, c’est pourquoi la responsabilité individuelle pour l’ensemble est centrale. Aujourd’hui, le virus fragilise notre démocratie. Il nous montre qu’elle ne tient pas uniquement à nos lois et règlements, mais aussi à notre attitude. Ce virus est une épreuve pour notre démocratie et nos libertés. On a fait bouger des lignes blanches en restreignant certaines de nos libertés parce que cela était nécessaire et proportionné pour combattre le virus. Comment va se passer le retour ? Cela reste à voir et il y aura des changements notables.
Créée le 10 décembre 2000, la CCDH fêtera ses 20 ans dans quelques jours. Quel regard portez-vous sur son évolution ?
Elle a été créée par Nic Klecker à l’image de la grande sœur en France. Son objectif est d’être un organe consultatif pour le gouvernement et de faire la promotion des droits humains. On s’est beaucoup développé et aujourd’hui nous avons un secrétariat avec une secrétaire générale et deux juristes, qui sont la cheville ouvrière de la commission. Dans la commission, qui est composée de 21 membres, il nous arrive de discuter longuement avant de trouver un consensus. Nous avons une haute exigence en termes de droits humains. Je conçois la commission un peu comme un empêcheur de tourner en rond, une écharde dans une main ou un caillou dans une chaussure. C’est notre rôle de pointer les atteintes aux droits humains. Nous sommes quelque part comme un syndicat qui veille et s’engage pour les libertés fondamentales et pour les personnes qui sont discriminées dans notre société. Nous défendons tous les droits humains et parmi tous ces droits, nous portons notre attention sur des questions qui doivent préoccuper : la pauvreté, les victimes de la traite, les discriminations liées à la nationalité, l’origine ethnique, le sexe et l’orientation sexuelle, la religion ou les convictions, le handicap et l’âge.
La CCDH a-t-elle réussi à faire avancer des droits humains ces 20 dernières années ?
Je pense que oui. La promotion des droits humains nous réussit bien et la commission a acquis une certaine visibilité. Nous sommes beaucoup plus dans l’interaction avec les ministères, le Parlement et les échanges sont beaucoup plus nombreux. Mais nous ne sommes pas seuls. Il y a d’autres organismes comme le Centre pour l’égalité de traitement, l’Ombudsman, l’ORK… et de nombreuses ONG et associations. Sans oublier toutes ces personnes qui défendent les droits humains „sans le savoir“. Les personnes qui écrivent des lettres pour des illettrés, celles qui accueillent des réfugiés chez elles ou qui accompagnent des personnes mourantes… Cela fait chaud au cœur quand je vois ce que j’appelle la banalité du bien. C’est un engagement citoyen dans le sens de la fraternité. Et ces personnes mériteraient plus de visibilité.
Le pays a-t-il encore des progrès à faire sur certains sujets ?
Oui, il y a encore beaucoup de lacunes. Par exemple, nous fêtons actuellement le 25e anniversaire du ministère de l’Égalité des chances, mais l’égalité est-elle réelle aujourd’hui ? Peu de progrès ont été faits pour mieux respecter le droit des femmes et pour créer une plus grande égalité entre les hommes, les femmes et les autres. En ce qui concerne la protection de la jeunesse, nous sommes devant un changement de paradigme. L’accueil et les conditions de vie des réfugiés dans notre pays sont un autre sujet de préoccupation. Concernant la traite des êtres humains, des progrès ont été réalisés, mais beaucoup de choses doivent encore être faites. Dans les statistiques incomplètes que nous recevons, nous avons constaté qu’il y a beaucoup de cas de traite d’êtres humains dans le monde du travail. Quand la CCDH a commencé à en parler il y a maintenant deux ans, nous avons trouvé en face de nous, d’une part, une méconnaissance du sujet et, d’autre part, une forme de déni. Entretemps cela a changé. Nous sommes également en train de travailler sur la bioéthique : nous réfléchissons sur la PMA, la GPA, l’accès aux origines… Nous allons présenter un rapport dans les mois à venir. Je suis déjà fier du travail qui est accompli. Mais il nous en reste encore beaucoup.
La CCDH vient de déménager et partage désormais des locaux, route d’Arlon à Luxembourg, avec le Centre pour l’égalité de traitement et le défenseur des droits des enfants…
C’est la Maison des droits de l’homme. C’est un symbole fort, je trouve, que d’avoir imaginé cette maison qui a été voulue par mon prédécesseur, Jean-Paul Lehners.
On a fait le tour de la question ?
Je voulais dire encore une chose… L’éducation, c’est le vaccin contre les atteintes aux droits de l’homme. L’éducation dans les familles, dans les écoles et les institutions. Et j’ai été très bouleversé par l’assassinat en France du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty… Si l’assassin l’avait eu comme enseignant, peut-être ne serait-il jamais devenu un assassin. L’éducation est centrale et tellement importante. Il faut vraiment mettre l’accent sur l’éducation, celle dans la famille mais aussi celle dans les écoles. Les enseignants et les éducateurs y jouent un rôle central.
Entretien avec Guillaume Chassaing