Présidente du Parti chrétien-social (CSV) de 1995 à 2003, Erna Hennicot-Schoepges évoque une autre époque, celle où la communication finalement passait mieux qu’à l’ère des réseaux sociaux, celle où l’on se souciait des grands problèmes de ce monde.
Vous avez été ministre de l’Éducation nationale et présidente du CSV, lequel des deux postes fut le plus difficile pour vous, histoire de débuter avec un peu d’humour ?
(Elle sourit) Je ne l’ai pas perçu de cette façon, je ne peux pas comparer. Je dois parler de mon expérience personnelle qui m’a d’abord amenée à fonder une section des femmes à Walferdange et nous avons réussi à mener des petits projets avec une équipe de 6 ou 7 personnes. Nous organisions des cours de cuisine, par exemple, durant lesquels nous parlions politique et j’ai acquis l’expérience du local de cette manière, à force de rencontres et de réunions. J’ai gravi les échelons au sein du parti jusqu’à la présidence de la section des femmes d’abord, puis au niveau national. Là encore, j’ai appris à organiser des évènements qui intéressaient les femmes avec des réunions au Grand Théâtre. J’étais beaucoup présente sur le terrain avec nos membres. Nous informions, nous discutions, nous débattions.
En 1974, quand vous avez été présente pour la première fois sur une liste électorale, le CSV basculait dans l’opposition, comme en 2013…
Oui, et ce fut un apprentissage bénéfique. Nous avons reconstruit certaines choses avec un grand monsieur qui était Pierre Werner, député de l’opposition à l’époque. J’ai appris alors qu’entrer en politique, c’est un véritable sacerdoce. En premier lieu, c’est un service et non pas une fonction, c’est vraiment le service que je peux rendre. Pour y arriver, il faut avoir des idées, il faut vouloir changer les choses. Les sujets qui m’étaient les plus chers portaient sur la situation des femmes et des artistes puisque je pouvais puiser dans mon expérience personnelle. J’ai dû quitter mon emploi à RTL lorsque je me suis mariée en 1966, car mon contrat a été résilié d’office selon une clause très claire à ce sujet. C’était comme ça pour toutes les femmes de ma génération.
Comment avez-vous abordé la présidence du Parti chrétien-social lorsque vous avez été élue en 1995 ?
J’ai d’abord introduit les quotas de femmes sur les listes électorales en changeant les statuts et il m’est arrivé de refuser des listes qui n’en comptaient pas. Certaines déclaraient qu’elles ne se sentaient pas capables alors que jamais un homme ne m’avait répondu cela. Il fallait travailler sur cette réflexion et donner l’occasion aux femmes de s’exprimer. Les sections des femmes, là où j’ai fait tout mon apprentissage, servent à cela, à apprendre à discourir devant un public. J’avais d’abord l’entier soutien de Jean-Claude Juncker.
Imposer un quota de femmes a-t-il prêté à de longues discussions au sein du parti ?
Il y a eu quelques discussions, oui, mais rien d’insurmontable. Tout était bien préparé dans les sections locales où j’avais pris le temps d’aller défendre cette idée.
Pouvez-vous en dire autant de l’éducation précoce que vous avez fait passer en force ?
J’ai dû batailler dans les rangs du CSV, oui, mais à force de discussions, l’idée a été acceptée. C’est en parlant avec des institutrices que j’ai découvert que les enfants qui arrivaient à l’école à 4 ans ne parlaient pas bien. Cela n’avait rien à voir avec des origines non luxembourgeoises, le problème concernait tous les milieux. J’ai regardé ce qui se faisait en Finlande, qui est toujours pour moi un modèle en matière de politique éducative, et chez eux, la scolarité débutait à 3 ans. Jean-Claude Juncker m’a dit : « O. K., fais-le. » Pour aller au plus court, j’ai introduit l’éducation précoce par règlement ministériel, ce qui évitait un passage devant le Conseil d’État. On a commencé avec 19 communes et peu à peu on a vu que c’était excellent pour l’interaction des enfants. Là encore, l’idée était fortement appuyée par le président du gouvernement.
Peut-on être à la tête du CSV sans aucun mandat politique ?
Non, et c’est une faille importante. Frank Engel a été député européen et un parlementaire très actif, très combattif aussi, mais sur un autre plan. L’avantage que j’ai eu c’est l’expérience de la commune quand j’étais bourgmestre de Walferdange. On touche à tous les domaines. Quand on débarque de Bruxelles, ce qui manque c’est la convivialité parce qu’il en faut pour fédérer. Il faut aborder tous les problèmes en connaissance de cause et essayer de les résoudre à l’avance. Ne pas avoir de mandat c’est une faille, mais ne pas avoir d’assise dans d’autres instances du parti c’est une circonstance aggravante. On peut arriver à une réunion avec tout son intellect brillant mais sans l’approche et le tact, sans l’art et la manière, cela reste moins convaincant.
Aujourd’hui, nous assistons à un conflit ouvert entre la fraction et le parti. Avez-vous souvenir de précédentes querelles ?
Non. À mon époque, nous avions aussi une autre manière de communiquer. Nous avions un journal interne et en tant que présidente, je signais des articles à côté des députés et du chef du gouvernement. Nous avions un véritable organe de communication, mais il a été décidé de séparer cela et le Profil est devenu un organe de la fraction uniquement et le Wort n’est plus le journal du CSV. Plus largement, je voudrais dire que la démocratie a subi des changements vraiment profonds à l’ère des réseaux sociaux et des débats en 200 signes et le parlementarisme aussi a subi ces changements par voie de conséquence. Nous sommes dans une crise de gouvernance au niveau mondial qui nous fait voir les petits problèmes du CSV comme une bagatelle. Il serait temps de s’occuper davantage des grands problèmes. Je pense à la paix mondiale, pourquoi continuons-nous toujours à développer l’industrie de l’armement? Le changement climatique, qui est l’un des plus grands défis, le problème de l’énergie avec ce leurre que l’on pourrait se passer de l’énergie nucléaire, mais encore faut-il investir dans la recherche sur la fusion sans déchets. Je trouve inacceptable de refuser de discuter de ce sujet aujourd’hui parce que l’éolien et le solaire ne feront pas tout. L’énumération serait longue. Bref, occupons-nous de vrais problèmes. Cette querelle, c’est mauvais pour la perception du parti. Le groupe parlementaire doit pouvoir s’appuyer sur le parti et vice-versa.
Le président du CSV a-t-il une parole libre ?
Je pouvais écrire mes visions dans le Profil et quand cela ne plaisait pas, on me le disait. Évidemment, on ne rédige pas un programme électoral tout seul. Pour cela, il y a des statuts, mais je ne me souviens pas avoir été censurée un jour. Je n’ai jamais hésité à dire mon opinion.
Comment expliquez-vous la situation ubuesque dans laquelle s’est retrouvé le CSV ?
Le résultat d’un vote, c’est une chose spontanée. Frank Engel a fait un sacré bon discours lors de ce congrès et les membres présents ont fait spontanément leur choix. Le vote était serré. Je dois dire tout de même que je n’ai pas vécu au parti de situation où la succession n’était pas préparée même si deux candidats se présentaient. Quand j’ai été élue présidente, j’avais comme concurrente Viviane Reding, soutenue par le Wort, mais je l’ai emporté d’une confortable majorité. C’est le secrétaire général, Jean-Louis Schiltz, qui avait été élu de justesse contre Marc Rauchs, qui partait pourtant favori, comme Serge Wilmes, qui a vu le poste lui échapper de peu. On a tout vu au parti!
Sauf voir des députés aller dénoncer leur président au parquet…
On lave son linge sale en famille, c’est le seul commentaire que je ferai sur cette affaire. Croyez-moi, nous avons eu des débats houleux, de longues réflexions et des crises dans ce parti, mais il faut savoir les gérer.
Le départ de Jean-Claude Juncker a laissé une place vide que le CSV ne parvient pas à combler. Qui auriez-vous vu en digne successeur ?
Alors, vous allez sourire, parce que le moment est sans doute mal choisi pour le mentionner mais, à mon avis, Jean-Louis Schiltz aurait été le meneur dont nous avions besoin. Je reste persuadée qu’il aurait empêché Xavier Bettel de devenir Premier ministre. Ils sont de la même génération, de la même stature, mais Jean-Louis Schiltz a des compétences extraordinaires. Il a un caractère pas toujours facile, mais il aurait été un excellent meneur. J’ajouterai encore que si Marc Spautz n’avait pas démissionné au soir des élections, il serait encore en poste aujourd’hui pour gérer la situation de crise. C’est un grand regret car cela aurait évité une succession chaotique.
Nous n’avons jamais eu autant de positions dominantes dans les conseils communaux
Peut-on encore imaginer Frank Engel à la présidence ?
Je ne voudrais pas voir le CSV résumé au parti et à la fraction. Il y a les bourgmestres et les sections locales. Nous avons 34 maires, nous n’avons jamais eu autant de positions dominantes dans les conseils communaux et ces élus font un travail formidable. Durant toute cette crise, nous n’avons pas entendu le moindre problème de leur côté parce que tout fonctionne bien. Ce parti a des ressources, humaines aussi, alors il faudrait peut-être écrire une pièce intitulée “Comment chercher un président?” (elle rit).
La séparation de l’Église et de l’État a-t-elle eu des conséquences sur le parti ?
Oh oui. Mais la chose la plus fondamentale, c’est la suppression d’un enseignement qui a formaté la population. Il n’y avait qu’à observer la ferveur pendant l’octave pour s’en convaincre. Ces gens avaient l’impression de trouver une sorte de paix intérieure et de retrouver une communauté. Cette sensibilité a disparu. J’ai constaté avec le débat sur les masques et toutes les restrictions autour du virus que la protection de la vie privée et les libertés individuelles sont devenues plus importantes que la protection de l’autre. On place l’ego au-dessus du commun. Où apprend-on cela? Normalement à la maison avec les parents, car les enseignants ne peuvent plus intervenir dans l’éducation proprement dite. Il y a un espace qui est resté inoccupé. Nous avons subi une perte intellectuelle et culturelle très profonde avec des jeunes qui n’ont jamais entendu parler de La Bible et sont incapables d’interpréter un tableau comme L’Annonciation s’ils ne connaissent pas l’histoire. C’est une perte qui ne peut pas être remplacée.
Comment procéderiez-vous pour remettre le CSV d’aplomb ?
Il faut s’attaquer aux grands problèmes d’avenir et j’en ai déjà mentionné quelques-uns. Prenons le problème de l’agriculture qui pourrait nous assurer une autarcie en fruits et légumes au lieu de les importer des Pays-Bas. Ce n’est pas une discussion cela? La fermeture d’une usine à Dudelange, c’est aussi une discussion. Il y a des tas de sujets à débattre. Engel avait essayé de faire des cercles de réflexion, mais j’ignore ce qui en est sorti de concret. Le CSV doit penser aussi à la proximité. Comme je le disais, il n’y a pas que les députés et le président du parti, il y a les sections locales qui peuvent apporter beaucoup au parti.
Entretien avec Geneviève Montaigu