Les experts mandatés par le gouvernement pour réaliser l’enquête sur le racisme commandée en 2020 dans le sillage de Black Lives Matter livrent leurs méthodes de travail.
L’an dernier, la mort de Georges Floyd aux États-Unis provoquait l’indignation planétaire et le mouvement Black Lives Matter ne tardait pas à gagner le Luxembourg en mobilisant près de 2 000 personnes. Dans la foulée, la Chambre des députés s’emparait du sujet et invitait le gouvernement à lancer une enquête nationale sur le racisme et les discriminations.
Une tâche que le ministère de la Famille et de l’Intégration a confiée aux experts du Liser (Luxembourg Institute of Socio-Economic Research) et du Cefis (Centre d’étude et de formation interculturelles et sociales) poussés, pour ce thème délicat, à sortir de leurs cadres habituels. «Nous avons mené 62 entretiens en face-à-face impliquant 140 personnes au total – experts ou témoins – issues de la société civile et de l’administration», détaille ainsi Sylvain Besch, directeur du Cefis, qui reconnaît qu’il a rapidement fallu doubler les moyens prévus pour ces investigations.
Si le centre d’étude a pu compter sur son expérience et son réseau pour identifier les premiers participants, cela n’a pas suffi : «Au-delà de ce cercle, nous avons demandé aux acteurs de terrain de nous fournir des pistes pour trouver qui contacter. Dans chaque structure, on est allé chercher les individus au contact des personnes racisées susceptibles de subir du racisme, ou eux-mêmes concernés», précise-t-il. «C’est la première fois qu’on va aussi loin pour trouver des témoins et capter des retours du terrain.»
Au final, les experts disposent d’un panorama complet des perceptions et expériences du racisme à tous les niveaux et dans toutes les sphères de la société : «Nous avons rencontré des représentants des communautés, l’Ombudsfra, des avocats spécialisés, des associations actives auprès des immigrés, des associations militantes, des syndicats et délégations d’entreprise, des conseillers de l’Adem et des structures éducatives liées à la scolarisation d’enfants étrangers. On s’est aussi adressés à des agents immobiliers, à la Wunnéngshëllef ou à l’agence immobilière sociale. Le Centre pour l’égalité de traitement a bien sûr été consulté, tout comme la police, le parquet ou encore des agents d’accueil des administrations publiques.»
Une mine d’informations qu’il va maintenant falloir codifier et analyser dans un calendrier serré, puisque, en parallèle, le Cefis passe le cadre légal au crible et planche sur une série de recommandations d’orientation politique.
850 questionnaires déjà retournés
Au Liser, c’est l’ampleur du phénomène qu’on mesure : «S’il y a du racisme au Luxembourg, dans quel contexte se manifeste-t-il ? Quelles communautés sont visées, et de quelle manière ? Nous avons élaboré un questionnaire pour quantifier le ressenti de la population», explique Frédéric Docquier, directeur du programme Crossing Borders. «On s’est appuyé sur des enquêtes menées à l’étranger en ajoutant des spécificités liées au contexte luxembourgeois», précise le chercheur.
Quinze mille résidents tirés au sort viennent ainsi de recevoir une invitation à remplir ce questionnaire en ligne de manière anonyme. Huit mille d’entre eux constituent l’échantillon représentatif de la population, tandis que les autres font partie de groupes ciblés par l’enquête : 2 000 sont issus de la communauté portugaise et 5 000 sont non européens.
Le Liser souhaite connaître leur opinion à propos du «concept de race» et de différents stéréotypes ainsi que sur des faits de discrimination dont ils ont pu être témoins ou victimes. Le tout ne prend pas plus de 20 minutes, une contrainte que s’est imposée l’équipe : «Plus c’est long, plus on prend le risque de faire baisser le taux de réponse. Or c’est primordial», commente Frédéric Docquier, qui estime qu’en dessous de 2 000 retours, le résultat ne peut pas être pertinent. Mais il est plutôt confiant : «On a déjà reçu plus de 850 questionnaires remplis en quelques jours», annonce-t-il. Preuve que le sujet suscite un vif intérêt. Les résultats de cette enquête sans précédent seront remis fin décembre au gouvernement et présentés à la Chambre des députés.
Christelle Brucker
«On aurait voulu être partenaires»
La militante Sandrine Gashonga salue l’initiative tout en regrettant que les personnes racisées aient été réduites à de simples participants.
«Oui, cette enquête est importante», lance Sandrine Gashonga, figure du mouvement Black Lives Matter au Luxembourg et présidente de l’association féministe et antiraciste Lëtz Rise Up. «Cependant, on aurait voulu être de véritables partenaires tout au long du processus et pas seulement consultés en tant que public cible», regrette-t-elle, indiquant que cette mise à l’écart «n’est pas anodine puisqu’elle reproduit d’anciens schémas de pouvoir de l’époque coloniale».
Elle craint surtout «un raté» car elle a pu constater, en participant à l’un des entretiens menés par le Cefis, que «l’angle de l’enquête est très large et n’est pas centré sur la négrophobie» à l’origine du mouvement. Mais Sandrine Gashonga distribue aussi quelques bons points, reconnaissant la bonne maîtrise du sujet par les chercheurs et appréciant «des échanges longs et approfondis qui ont permis d’aborder de nombreux thèmes».
Elle espère bien qu’ils serviront de base au gouvernement pour prendre des mesures : «Il ne faut pas se contenter d’agir sur le racisme moral – les insultes, etc. – c’est le racisme structurel qu’il faut combattre, celui qui empêche les personnes racisées d’accéder au logement, à l’emploi, et qui se répète de génération en génération», insiste-t-elle, ajoutant que, par rapport aux autres pays, un certain racisme décomplexé sévit au Luxembourg.
«On sait où le feu brûle»
«Pour moi, c’est lié au passé colonial : des zoos humains organisés ici ont contribué à construire cette image du « sauvage ». Jusqu’au début du XXe siècle, on a exhibé des personnes racisées, nues et contre leur gré, à la Schueberfouer ou la Villa Louvigny», rappelle la jeune femme, qui insiste pour bien faire la distinction entre ce racisme totalement déshumanisant et la xénophobie qui peut viser les étrangers ou les frontaliers. Ces pratiques ont laissé des traces puisque «les études au niveau européen montrent que les trois groupes les plus discriminés aujourd’hui sont les noirs, les roms et les musulmans».
Pour Sandrine Gashonga, ces données déjà disponibles devraient inspirer les autorités : «On sait où le feu brûle, donc on pourrait agir sans attendre», constate-t-elle.
La militante attend désormais que l’enquête soit bouclée et que le gouvernement associe les organisations représentant les personnes racisées à l’élaboration d’un solide plan d’action : «Un plan contre le racisme et pas pour l’intégration, la nuance est importante», note-t-elle. «Agir en faveur de l’intégration, ça peut être faciliter l’accès à l’emploi par exemple. Lutter contre le racisme, c’est inclure davantage de personnes racisées aux fonctions de l’État. Elle est là la différence.»
C.B