La vie de cet agent au service des Alliés, employée de l’ONU et traductrice de livres rares, pourrait livrer de nouveaux indices sur les circonstances mystérieuses de la mort du Gauleiter Gustav Simon en 1945. Les récits sur le décès de celui qui fut le chef de l’administration civile du Grand-Duché pendant l’occupation nazie, ne manquent en effet pas de mentionner son nom. Or jusqu’à présent, on ignorait tout de la capitaine Léone Muller. Jusqu’à la vente d’un tableau la représentant…
Le tableau à l’huile ci-dessus, signé «W. de Tigage» et daté «1946», fut mis aux enchères un jour de mars 2005 sur le site de la maison Burchard située en Floride, à St. Petersburg, surnommée «ville du soleil» et connue pour être le paradis de nombreux retraités new-yorkais.
Le prix de vente minimal de ce portrait d’une valeur estimée entre 500 et 800 dollars était fixé à 250 dollars. Il changera de mains pour 425 dollars (environ 375 euros). À un prix qui correspond donc vraisemblablement à la valeur artistique de ce tableau, que d’aucuns n’hésiteront pas à qualifier de «croûte» (au dos figure une vue naïve du Grand Canal de Venise). Or sans doute, son propriétaire espérait-il que la légende explicative accompagnant le tableau pourrait compenser ses défauts artistiques, voire augmenter sa valeur. Nous ne le savons pas : car tout comme nous avons échoué à déterminer le nom du premier propriétaire, nous ignorons celui de l’acquéreur.
D’après la légende, la belle inconnue en robe de cocktail, au regard troublant, n’est autre que Léone Muller, capitaine de l’armée luxembourgeoise dont le nom hante les récits consacrés à la mort du Gauleiter Gustav Simon, chef de l’administration civile du Grand-Duché de Luxembourg, pendant les quatre années d’occupation nazie. C’est elle qui, à la demande du gouvernement luxembourgeois, devait ramener le chef nazi au Grand-Duché. Sauf qu’aujourd’hui, plus personne ne semble se souvenir d’elle.
Les années londoniennes
Des historiens contactés par Le Quotidien, seul Paul Dostert, directeur du Centre de documentation et de recherche sur la résistance, affirme avoir entendu parler d’elle, mais concède ne pas en savoir plus. Aloyse Schiltz, ancien résistant et officier de l’armée luxembourgeoise, aujourd’hui âgé de 97 ans, est sûr d’une chose : «Elle est née à Remich.» Il a croisé Léone Muller à Londres, pendant la guerre, mais affirme ne pas l’avoir connue personnellement.
Cela tient peut-être au fait que Léone Muller était de quatorze ans son aînée. Voilà du moins ce que semble indiquer un «souvenir de ma première communion» daté de 1914, qu’une certaine Léone Muller a adressé à Samuel M. Rigoulot, vivant aux États-Unis, courrier conservé depuis au musée militaire Pritzker à Chicago. Rigoulot avait été soldat pendant la Première Guerre mondiale et en tant que tel avait vécu un temps chez les Muller-Prost à Remich.
Un avis mortuaire, paru dans le Luxemburger Wort et retrouvé par l’écrivain luxembourgeois Elise Schmit, associée à cette recherche, éclaire un peu plus cette correspondance outre-atlantique qui a duré de 1921 à 1937 : Michel Muller, géomètre cantonal, époux d’Hélène Prost, est mort en 1929, à l’âge de 50 ans seulement. Léone Muller avait donc 25 ans à la mort de son père.
Prochain indice : une annonce dans le Tageblatt du 7 octobre 1937 qui dit que «Mlle Leone Muller de Remich vient de passer avec succès l’examen de Membre de la faculté de critique du Collège royal de littérature à Londres». Toutefois, l’appellation «faculty of criticism», en anglais, fait sourire : ne signifie-t-elle pas d’abord «capacité de discernement»?
L’une des preuves qui portent à croire que Léone Muller n’a pas fait que passer son temps à étudier, et dont on retrouve trace dans l’édition du Tageblatt du 12 octobre 1944, est son «salut socialiste» adressé à la section féminine du Parti travailliste, qui avait préalablement félicité le peuple luxembourgeois, lors de la première libération du pays. Léone Muller y est décrite comme représentante du Luxembourg de la section en question, présidée par Mary Sutherland.
Néanmoins, l’épisode qui a valu à son nom de rester dans nos mémoires est sans conteste son implication dans le transfert du Gauleiter Gustav Simon à Luxembourg. Il faut donc croire que les services britanniques et américains l’avaient recrutée au début des années 40, probablement en raison de son multilinguisme et de ses liens avec le gouvernement luxembourgeois en exil.
À l’issue de la guerre, Gustav Simon se cachait sous un faux nom en Allemagne où il avait trouvé du travail comme jardinier. Or le 10 décembre 1945, il fut arrêté par l’armée britannique et incarcéré à la prison de Paderborn, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Entretemps, au Luxembourg, on préparait son extradition : un procès pour crimes de guerre l’attendait.
Comme le raconte Thomas Harding dans son ouvrage Hanns et Rudolf (Flammarion), consacré à Hanns Alexander, l’homme qui a capturé le commandant d’Auschwitz Rudolf Höss : «Le capitaine Alexander devait se rendre à la prison de Paderborn pour y rencontrer la capitaine Léone Muller, membre féminin du bureau de crimes de guerre luxembourgeois, dans le but d’aller chercher Simon.» Sauf que le 18 décembre, jour de leur arrivée, ce dernier était retrouvé mort, pendu à son lit de cellule.
Une rumeur persistante veut que Gustav Simon ait toujours été en vie au début de son transfert et n’aurait trouvé la mort que par la suite, plus précisément à Waldhof, lors de son arrivée sur le territoire luxembourgeois. À une conférence de presse au ministère de la Justice, à Luxembourg, à laquelle participaient Léone Muller et Hanns Alexander le lendemain matin, ce dernier regrette «de ne pas avoir réussi à ramener le Gauleiter vivant au Luxembourg», mais assure qu’il «a obtenu ce qu’il méritait : la pendaison». Et d’ajouter : «Cela nous a épargné pas mal d’efforts.»
Témoin de l’horreur du XXe siècle
Notre enquête sur Léone Muller pourrait s’arrêter là et pendant longtemps, ce fut le cas. Mais la vente de son portrait a changé la donne : «Léone Muller a collaboré avec le Secret Information Service et le British Secret Information Service», confirme la légende qui accompagne le tableau. Elle nous apprend aussi que Léone Muller a été décorée de la «King’s Medal for Service in the Cause of Freedom» qui récompensait des citoyens non britanniques pour leurs efforts au service des Alliés. Enfin, on y apprend que la Luxembourgeoise était accréditée auprès du département britannique et américain chargé des crimes de guerre (War Crimes Branch) et qu’en cette qualité elle aurait «constamment voyagé en Allemagne, en uniforme» et aurait «ramené à la maison de nombreux disparus que les Allemands avaient déportés». Elle aurait même «assisté au procès des crimes de guerre de Belsen».
Si tel est le cas, alors Léone Muller a été un témoin unique de l’horreur qui s’est abattue sur le continent européen, au début du siècle dernier, ainsi que de la volonté de construire un monde meilleur sur les débris de la Seconde Guerre mondiale. Pour la première fois au procès de Bergen-Belsen, en septembre 1945, le monde entier a entendu parler de sélections, de chambres à gaz et de crématoriums. Des 48 accusés, onze furent condamnés à mort, dont Irma Grese, «la hyène de Belsen», réputée pour son extrême brutalité envers les détenus.
Au service de l’ONU et de la spiritualité
Comme nous le verrons plus loin, les années de guerre semblent avoir eu un fort impact sur le cheminement de Léone Muller, y compris spirituel. On la retrouve d’abord en janvier 1946, en tant que «seul membre féminin en provenance du Luxembourg» participant au «Conseil de contrôle allié», l’organe directeur des zones d’occupation alliées en Allemagne, puis à des soirées organisées par la «Luxembourg Society» à New York. Enfin, en 1948 comme «personnel officer» (chargée des ressources humaines) auprès des Nations unies, dont le siège provisoire se trouvait alors à Lake Success dans le comté de Nassau, dans l’État de New York. La preuve : une carte de vœux de l’ONU à l’occasion du nouvel an, en ligne sur le site Flickr et adressée à un certain «Mr Bradbury» qui désire s’engager auprès des Nations unies. La belle écriture régulière de Léone Muller se termine par un : «Joyeux Noël de la part d’une fille du Luxembourg à présent à l’ONU». Elle devient, quelques années plus tard, «officier administratif du sous-secrétaire» et «directeur du personnel».
Les années 70 se caractérisent entre autres par un retour au religieux. Ce qu’on appelle le New Age (ou nouvel-âge) désigne des courants ésotériques issus du mouvement hippie. Sur fond de guerre du Viêtnam, Léone Muller, alors sexagénère, se met à traduire des livres ésotériques depuis sa maison de La Jolla, à San Diego en Californie. Parmi ceux-ci, des textes fondamentaux du corpus alchimique égyptien, grec, juif, païen, chrétien, arabe ou encore gnostique. On sait qu’en plus de parler les trois langues officielles du Grand-Duché et l’anglais, elle lisait l’espagnol, l’italien et le néerlandais.
La gnose, comme on sait, est une tentative d’expliquer l’existence de la souffrance et du Mal dans le monde. Les théologiens s’accordent pour dire qu’elle constitue une tentative de les spiritualiser, afin de se libérer de leur emprise sur nous, de rester indemne.
Il est des vies qui pour nous occuper n’ont pas besoin de nous concerner. Elles s’immiscent dans notre existence à travers la publicité, les réseaux sociaux ou un certain discours politique. Et puis, il y a celles dont il ne reste plus guère que des bribes qui ont survécu, mais qui nous parlent d’un lieu universel. Celle de Léone Muller semble être de ces dernières.
Frédéric Braun
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