Armées de pinceaux et de colle, elles sillonnent les rues de la capitale la nuit pour hurler leur colère sur les murs : nous avons rencontré les colleuses féministes du Luxembourg.
Elles sont une bande de filles, entre 20 et 50 ans, décidées à afficher sur la place publique les violences physiques et morales que subissent les femmes : depuis deux ans, capuches sur la tête, elles multiplient les sorties nocturnes incognito pour coller sur les murs des messages qui dénoncent pêle-mêle le sexisme, la violence et les féminicides.
«Le sexisme est partout, moi aussi», «On colle la nuit pour que l’égalité voie le jour», «Sans oui, c’est non», «Elle le quitte, il la tue» : les colleuses luxembourgeoises sont ainsi à l’origine de plus d’une centaine de punchlines aux quatre coins de la capitale. Leur manière de s’exprimer quand la société fait la sourde oreille.
Nous avons rencontré trois d’entre elles, sous couvert d’anonymat, car ce qu’elles font est illégal. Employées, mères de famille le jour, colleuses la nuit, elles confient les raisons profondes qui les poussent à cet activisme pas comme les autres, et comment ce chemin dans les rues pavées les a finalement menées à elles-mêmes.
«Nous affirmons notre place et nos droits»
Sophie a la quarantaine. Elle a rejoint les rangs des colleuses en 2019 : «Je suis passée devant un collage à Bonnevoie qui demandait “Féminicides, où sont les chiffres?” puis une amie m’a parlé des colleuses. C’est comme ça que j’ai intégré le groupe.» Pour cette féministe de longue date, qui a toujours refusé de rentrer dans les cases que la société lui imposait en raison de son genre, coller est devenu nécessaire : «Quand on a vécu des violences, comme c’est le cas pour la plupart d’entre nous, c’est cathartique de peindre ces lettres noires et de partir coller.»
Un processus qui sonne comme une libération pour Sophie : «C’est un moment de guérison personnelle dans lequel je me débarrasse de plein de choses. Un viol dont je n’ai jamais parlé… Je ressens alors la sororité, la solidarité entre femmes, en non-mixité, ce qui est très important.» Cette énergie commune vise à rétablir l’équilibre : «On s’approprie l’espace qu’on essaye de nous enlever. Ce faisant, nous affirmons notre place et nos droits.»
Alexandra ajoute que les sorties collage sont autant de moments où le pouvoir change de camp : «Reprendre l’espace public en tant que femmes, et s’y sentir puissantes, ça fait un bien fou!» Une parenthèse qui contraste avec le quotidien de n’importe quelle femme : «Nous sommes bombardées de messages, y compris de la part des autorités, qui nous déconseillent de sortir la nuit, de nous promener seule, de nous habiller sexy, etc.», déplore la jeune trentenaire.
«Quand on part coller, on est une bande de meufs et l’espace public, il est à nous! Loin des moments qu’on connaît toutes, rentrant chez nous à pied, le trousseau de clés serré entre nos doigts comme une arme, au cas où.»
«On crie sur les murs et ça dérange», résume Camille, 31 ans, qui confie se sentir parfois «comme une boxeuse» quand elle colle. Elle aussi a subi la violence sexuelle dans sa chair : «J’ai été victime de viol quand j’étais plus jeune», souffle-t-elle. C’est juste après la naissance de son fils que son engagement féministe l’a submergée : «J’ai espéré que ce soit un garçon tout au long de ma grossesse. Je me disais qu’une fille allait forcément souffrir. Quand j’ai réalisé à quel point c’était grave de penser ça, je suis devenue militante.» Une activité qui n’a rien d’un hobby, précise-t-elle : «Ça ne m’enchante pas de partir coller sous la pluie, parfois dans le froid glacial. C’est une thérapie.»
«On se fait insulter systématiquement»
Une prise de pouvoir qui ne plaît pas à tout le monde, aux hommes en particulier : «Systématiquement, quand on est en train de coller, on se prend des remarques de leur part. Ils klaxonnent s’ils sont en voiture, s’arrêtent pour nous insulter», se désole Alexandra. «Certains nous font des doigts d’honneur, d’autres se plantent là à nous regarder», ajoute Camille.
Et l’hostilité ne s’arrête pas là : «Nos collages sont systématiquement arrachés, griffés avec des clés, voire détournés, en moins de 24 heures. Parce qu’on dérange», conclut-elle, avouant avoir du mal à comprendre ces gestes de haine auxquels des femmes participent parfois. «Quand on colle “Merci de ne pas tuer les femmes” et que quelqu’un arrache les lettres une par une, c’est quoi exactement son message?», interroge Alexandra. Pour garder une trace de leurs collages, elles les photographient et les publient sur un compte Instagram (@collages_feminicides_lux) suivi par environ 750 personnes.
Leurs revendications sont politiques et ressemblent tristement à celles des colleuses de France ou d’autres pays où le phénomène prend de l’ampleur : «On aimerait que le féminicide soit reconnu comme tel, et pas comme de la violence domestique», explique Sophie. En effet, contrairement à la France ou l’Allemagne, aucun décompte officiel des meurtres de femmes n’est effectué par les autorités du pays. Par contre, la violence intrafamiliale est suivie de près : on sait ainsi que la police est intervenue en moyenne 78 fois par mois pour des violences en 2020 (contre 71 fois en 2019, soit une augmentation de 11 %), la plupart du temps pour des coups et blessures par conjoint ou ex-conjoint. Des chiffres en constante augmentation depuis 2017.
«On demande aussi que les policiers soient formés pour recevoir correctement les plaintes des femmes victimes de violence, et que la Ville de Luxembourg cesse les poursuites judiciaires engagées contre nous.» Car le combat des colleuses n’est pas sans risque. Pour avoir étalé de la colle à papier peint et fixé des feuilles de papier biodégradable sur l’un des murs du Bierger-Center, plusieurs filles du groupe sont désormais visées par une plainte de la commune pour dégradation de bâtiment public. «On a été stoppées par des policiers ce soir-là. Un passant avait donné l’alerte. On a dû retirer toutes les affiches, et on a été convoquées par la police. Trois plaintes sont déposées contre nous par la Ville de Luxembourg», s’agace Sophie, qui sait que le code pénal prévoit jusqu’à un an de prison et 5 000 euros d’amende dans ces cas-là.
Ce qui ne les décourage pas. Au contraire. «Personne ne nous fera taire. On ne va pas s’arrêter.» En planifiant la prochaine sortie, elles espèrent que d’autres femmes les rejoindront bientôt, «assez pour organiser une déferlante de collages dans tous les quartiers». Pour qu’il ne soit plus possible de détourner les yeux.
Christelle Brucker