Des équipes pluridisciplinaires et internationales se sont creusé les méninges pour proposer des concepts qui tiennent la route en vue d’atteindre l’objectif d’un territoire à zéro carbone d’ici 2050. Claude Turmes a voulu des calculs précis, des métriques, avant de voir de beaux plans. Il a surtout fait de belles découvertes.
La consultation internationale que vous avez initiée dans le cadre de « Luxembourg in Transition », un horizon zéro carbone d’ici 2050, vous a permis de faire de passionnantes lectures, dites-vous. Lesquelles de ces idées proposées par les dix équipes retenues vous ont le plus séduit ?
Claude Turmes : Il y a cette demande des citoyens d’avoir un territoire où l’on consomme plus localement. Des équipes ont creusé cette idée qui se fait, par exemple, à Paris. J’ai un centre économique et j’essaie d’avoir tout autour une ceinture alimentaire et des contrats entre les habitants des villes et cette production vivrière locale. Une autre idée, c’est de trouver des alternatives au béton pour les constructions. Au Luxembourg on construit beaucoup, on est déjà assez bon au niveau efficience énergétique, mais le béton n’est pas si optimal. Des équipes ont des réflexions assez poussées sur l’importance du bois dans une vision Grande Région, vu l’énorme opportunité que nous avons d’avoir des forêts au Luxembourg, mais aussi tout autour. Et puis, il y a aussi toute une réflexion sur la ville. Qu’est-ce qui est le plus important ? Les voitures ou les gens qui y résident ? Beaucoup de bureaux ont étudié la place centrale que devrait occuper le citoyen dans la ville. Et je voudrais encore citer un quatrième exemple : l’économie luxembourgeoise engendre aussi un impact environnemental qui va au-delà du pur territoire national. Là encore, beaucoup d’équipes font une analyse assez fine du lieu de résidence des frontaliers et de l’impact environnemental de leurs déplacements. La réalité est que la répartition entre voiture et transport public est moins bonne dans la Grande Région qu’au Luxembourg. Au Luxembourg, la moyenne des déplacements est de 20 kilomètres, mais parmi nos 200 000 frontaliers, il y en a 60 000 qui parcourent plutôt 60 ou 80 kilomètres deux fois par jour. Les équipes prônent le télétravail comme un véritable outil, le covoiturage et bien sûr tout le travail que François Bausch réalise en concluant des contrats avec les sociétés de chemins de fer voisines ou en établissant des lignes de bus express afin de pallier cet impact climat relativement élevé.
Avez-vous relevé des concepts inédits parmi les travaux réalisés par ces équipes pluridisciplinaires ?
Un des bureaux que l’on a retenus, d’origine néerlandaise, s’est penché sur les infrastructures multiusages. Les Pays-Bas ont cette contrainte d’être le pays le plus dense en Europe, un peu comme nous au Luxembourg. Comment faire de l’alimentaire, de l’énergie renouvelable, de la mobilité, du logement et protéger la nature et la biodiversité sur très peu d’espace ? Cette concurrence d’usages sur très peu d’espace n’a jamais été analysée au Luxembourg. Nous, on fait de l’énergie d’un côté, de l’eau usée de l’autre et des pistes cyclables à côté, etc. Une des équipes suggère par exemple de profiter de la réalisation d’une piste cyclable pour y enterrer de nouvelles infrastructures d’électricité, de haut débit, etc, histoire de mieux valoriser l’espace.
Vous avez surtout demandé aux équipes de faire des métriques, ou autrement dit des mesurages. Leur travail est certainement très précieux…
Oui, nous avons demandé aux équipes de développer une métrique, un mesurage en quelque sorte, sur un aspect qui n’a pas été pensé jusqu’à présent et qui est l’impact d’une décision de l’aménagement du territoire sur les émissions de CO2. C’est un tout nouveau domaine de recherche. On s’est beaucoup inspiré de ce qu’a fait le Grand Genève, mais en comblant un manque dans leur expérience. À Genève, les autorités ont demandé aux équipes de proposer une vision et avec leurs deux ou trois stars architectes et urbanistes, ils ont obtenu des plans, des photos et des graphiques merveilleux. En grattant un peu, on découvrait un manque de méthodologie. Dans ce genre d’exercice, si l’on veut être rigoureux, il faut d’abord poser une bonne base et donc forcer les équipes à affiner le concept et à nous dire, calculs à l’appui, comment passer d’une émission de CO2 par habitant de 15 ou 18 tonnes à une tonne à l’horizon 2050. Une fois que ce travail est fait, les équipes peuvent venir avec le côté plus fancy et proposer de belles images. Ces métriques nous sont précieuses, car elles vont plus loin que le plan énergie et climat. Sur base de ces métriques, la deuxième phase sera plus concrète, on va rapprocher les idées du territoire concret.
Justement, ce territoire concret, quel est-il, quels sont ses contours ?
C’est un autre aspect intéressant de cette consultation qui se penche sur la définition du territoire pertinent de l’économie luxembourgeoise. Il ne va pas jusqu’aux Vosges, mais s’étend jusqu’à un point situé entre Thionville et Nancy, et pareil pour les autres pays frontaliers. Nous avons donc une gouvernance entre Luxembourg, Paris, Bruxelles et Berlin qui ont voix au chapitre au niveau européen et c’est un levier important. Nous devons encore affiner les contours de notre territoire fonctionnel, mieux le définir.
Puis il faudra toucher les populations, les convaincre d’accepter les changements, ce n’est pas la phase la plus simple…
Il faut des narratifs positifs. Le pire sur le changement climatique, c’est de croire que cette montagne est trop haute et que je ne peux pas la grimper. Il est donc important de donner des idées concrètes sur les façons d’évoluer dans tous les secteurs, que ce soit dans le bâtiment, la mobilité, l’organisation de l’espace public ou les habitudes alimentaires.
Il est plus enrichissant de vivre dans une rue où les gens se croisent à vélo, à pied ou sur un skateboard qu’en 4×4
Diriez-vous que le Luxembourg a déjà bien progressé sur ce chemin de la transition ?
Nous sommes très bons sur les nouveaux bâtiments, sur les investissements dans les transports publics et leur gratuité. Nous commençons à devenir bons sur les infrastructures cyclables, mais il faut dire qu’il y avait un gros retard à combler. Là où je vois encore des choses à améliorer, c’est cet espace de nouvelle coalition autour de la nourriture pour aller vers des régimes moins porteurs de CO2. L’autre aspect, c’est toute cette organisation de l’espace public et de la ville. Dernièrement, l’ASTI (NDLR : Association de soutien aux travailleurs immigrés), qui est membre du conseil consultatif de « Luxembourg in Transition », fait un travail très important sur ce qu’elle appelle les tiers-lieux. Un concept qui consiste à créer de la cohérence dans notre société. Si l’on construit un lotissement, il faut tout de suite créer des espaces où les gens peuvent se rencontrer, dans des lieux informels. C’est quelque chose qui me parle beaucoup. Cette période de pandémie nous montre combien il faut combattre les inégalités aussi dans l’habitat. Le confinement est plus supportable dans une maison que dans un appartement, donc l’espace public doit avoir une tout autre qualité et il faut penser aussi à des espaces couverts. D’autres équipes travaillent sur ces aspects d’organisation de l’espace public et on voit une convergence. C’est tout l’intérêt de faire travailler des équipes internationales et des acteurs locaux pour apprécier toutes les pistes qui se dégagent.
Dans quelle mesure cette consultation influe-t-elle sur le programme directeur d’aménagement du territoire et les plans sectoriels ? Ne sont-ils pas devenus obsolètes à la lumière des études réalisées lors de cette consultation ?
La bonne nouvelle est que dans les semaines à venir on va finaliser un travail qui a pris dix ans, je parle des plans sectoriels. C’est déjà une première façon de commencer à mieux structurer le pays. La prochaine étape sera bien sûr le programme directeur, Luxembourg 2035. Je crois qu’aujourd’hui, effectivement, on procéderait sans doute différemment. Je crois que l’avenir est dans le multiusage sur les infrastructures. Si on crée 50 hectares de nouvelles zones d’activités, de grâce, arrêtons de gaspiller le terrain et faisons des parkings communs, des crèches communes, etc. Notre plus grande pénurie, c’est le terrain au Luxembourg, alors, à l‘instar des Pays-Bas ou de la Suisse, nous devons mieux gérer l’espace et cela passe par le multiusage.
Une des grandes questions demeure aussi le transport de marchandises sur ce grand axe nord-sud qui traverse ce territoire fonctionnel. Comment parvenir au zéro carbone avec cet intense trafic routier ?
Une des équipes a justement travaillé sur le secteur de la logistique, qui doit évoluer. Les camions électriques ou à l’hydrogène, ça va arriver, et le centre multimodal à Bettembourg est une contribution pour éviter les camions sur les routes. Il y a du potentiel supplémentaire et il s’agit maintenant de convertir rapidement les camions qui alimentent le site à l’électromobilité, à l’hydrogène et mettre en place les infrastructures nécessaires. Une des équipes dit clairement que si l’on ne travaille pas sur le secteur de la logistique, on ne va jamais y arriver. C’est l’intérêt d’avoir plusieurs équipes. Genève, c’était un concours et on ne retient que le vainqueur, mais le meilleur premier ne pourra jamais me donner toutes les réponses. Nous avons préféré une consultation internationale et maintenant les six équipes vont travailler ensemble pendant six mois. Elles passeront de six à trois pour la dernière phase. Elles ne travaillent pas dans un esprit de concurrence mais de complémentarité.
Vous parliez de l’hydrogène, vous avez eu récemment une réunion avec certains de vos homologues européens pour réfléchir à l’acheminement de l’hydrogène vers nos régions. Prédisez-vous un grand avenir à cette source d’énergie ?
Avec mes homologues de France, d’Allemagne, du Benelux, de la Suisse et de l’Autriche, nous avons décidé de mettre en place un groupe de travail qui va se pencher sur l’infrastructure. L’hydrogène va se développer dans les ports comme Rotterdam, Hambourg ou encore Anvers qui comptent tous une importante zone d’activité industrielle autour d’eux. Les ports vont voir arriver de l’électricité des énormes fermes éoliennes en mer et ce sont des endroits propices à accueillir de l’hydrogène vert. Le groupe de travail analyse les moyens d’acheminer cet hydrogène vert vers la Sarre, la Lorraine, la Wallonie et le Luxembourg. L’hydrogène a de l’avenir, mais reste cher en comparaison avec l’électromobilité.
Cette pandémie est-elle la période idéale pour donner un élan supplémentaire à la transition énergétique ?
Je crois que le coronavirus nous a d’abord montré que nous vivions sur une seule planète. Le virus part d’une ville en Chine et se répand partout. On a un navire, c’est la planète, il faut donc que l’on agisse ensemble pour éviter qu’il ne coule. Mais cette pandémie pèse beaucoup sur le moral, des gens sont dépressifs, démoralisés et ce n’est pas avec eux dans cet état que l’on va construire le monde de demain. J’ai donc envie de faire une écologie positive. C’est beau de voir pousser ses propres tomates ou de voir plus d’arbres fruitiers. Il est plus enrichissant de vivre dans une rue où les gens se croisent à vélo, à pied ou sur un skateboard qu’en 4×4. J’espère que l’on va sortir au plus vite de cette crise sanitaire pour reconstruire un autre monde. Je sens une énorme soif de pouvoir sortir à nouveau, d’aller fêter, mais aussi une énorme soif de construire quelque chose ensemble.
Entretien avec Geneviève Montaigu
Moi j’ai senti un énorme dégout en voyant Turmes en jean et chemise ouverte devant le cercueil ouvert du grand-duc Jean…, dégout à jamais