Leurs parents avant elles sont venus depuis le lointain Cap-Vert pour leur offrir un avenir meilleur. Elles-mêmes ont dû s’accrocher pour s’extraire de conditions socio-économiques peu favorables. Aujourd’hui, elles sont bourgmestre, eurodéputée ou conseillère communale : Natalie Silva, Monica Semedo et Ana Correia da Veiga se racontent.
Gerson Rodrigues, la vedette de la sélection nationale de football, Francisca Rocha, la directrice du Nordstad-Lycée, Jairo et Nelson Delgado, les cousins basketteurs d’Ettelbruck dont le premier nommé est conseiller communal, une conseillère communale à Feulen, un médecin, nous a-t-on dit : tout doucement, la visibilité des Cap-Verdiens augmente dans l’espace public.
Voilà une cinquantaine d’années qu’ils sont arrivés au Luxembourg, dont la population était confrontée alors, si l’on excepte le cas Jacques Leurs, sujet récent d’un documentaire, pour la première fois à des Africains, dans un mélange de surprise et parfois même de peur face à cette altérité qui devait lui sembler radicale. Nous avons rencontré Natalie Silva, Monica Semedo et Ana Correia da Veiga pour leur demander comment elles avaient réussi à parcourir un chemin qui ne leur était pas promis au vu de leur condition sociale d’origine, faisant la fierté de leurs parents.
Enfants de la deuxième génération, elles sont nées au Grand-Duché. Leurs parents, venus d’un archipel lointain (4 500 kilomètres) à la faveur d’un passeport portugais – le Cap-Vert a acquis son indépendance en 1975 –, leur ont fait le récit d’un arrachement vital à la terre d’origine pour rejoindre une terre d’opportunités, le Luxembourg. Le père venu travailler dans la construction ou pour l’usine Goodyear à Colmar-Berg, la mère dans le nettoyage, c’est-à-dire dans les secteurs accueillant à bras ouverts cette main-d’œuvre peu qualifiée dans les années 70, ont raconté à leurs enfants leur arrivée au Grand-Duché au terme d’une plongée dans l’inconnu commencée dans un bateau ou un avion.
Décalage culturel
Mais ces difficultés à traverser pour s’offrir un avenir meilleur, leurs enfants après eux les ont aussi vécues en parallèle dans une société mal préparée à les accueillir avec leurs spécificités. C’est que la politique d’intégration était alors balbutiante, l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (ASTI) ne sera d’ailleurs créée qu’en 1979. « Une miraculée » : voilà d’ailleurs comment Antonia Ganeto qualifie Monica Semedo, qui a connu la difficile épreuve d’avoir été séparée pendant plusieurs années de ses parents en étant placée par un juge dans un foyer.
À l’ASTI, où cette licenciée en journalisme et communication est chargée de direction de l’IKL, l’agence d’éducation interculturelle, Antonia Ganeto, elle aussi d’origine cap-verdienne, est aux premières loges face au choc culturel éprouvé tant par les familles d’immigrés fraîchement arrivées que par les institutions et la population locale. Elle évoque, à propos de ce placement en foyer, sans préjuger de ce cas particulier, une «méconnaissance du fonctionnement de la structure familiale d’origine», qui se perpétue selon elle encore aujourd’hui. Toujours est-il qu’une résilience à toute épreuve vaudra à l’eurodéputée de surmonter ce passage difficile.
À l’heure de l’école, censée servir de tremplin pour les enfants, il faudra à ces trois femmes affronter un « système scolaire organisé pour les Luxembourgeois », fait remarquer Andy Schammo, un étudiant en dernière année de bachelor des sciences de l’éducation, qui écrit un mémoire sur la «discrimination institutionnelle dans le système scolaire au Luxembourg». Seule, parmi nos trois élues, Monica Semedo empruntera la voie royale du classique au lycée, Natalie Silva y renonçant, « beaucoup à cause de l’allemand », avant de s’échapper à Arlon, et Ana Correia da Veiga commençant même son parcours un peu cabossé par une classe d’intégration alors qu’elle est née au Luxembourg.
Un système scolaire peu favorable
Que nous dit en outre Andy Schammo qui fait écho aux propos recueillis auprès de nos élues d’origine cap-verdienne sauvées par leur «orgueil» (Natalie Silva), une conscience aiguë de leurs capacités et une détermination farouche ? Que faire partie d’une minorité «visible», et Andy Schammo entend par là un nom étranger, une couleur de peau, le genre, constitue un handicap. Le problème n’est bien sûr pas spécifique aux personnes d’origine cap-verdienne, les posts de la page Facebook de l’étudiant en témoignent en recensant toutes ces mauvaises expériences vécues par les discriminés de l’école luxembourgeoise.
Dans ces conditions, qu’une Luxembourgeoise d’origine cap-verdienne devienne il y a quelques années la directrice d’un lycée, le Nordstad-Lycée, cela relève de l’insolite. Cette performance réalisée par Francisca Rocha atteste en tout cas que même lestée de handicaps, on peut y arriver. «Malgré le système», nuancerait Andy Schammo. Cette femme de 43 ans visait au départ le poste de professeur d’anglais. Elle qualifie son parcours de « pas évident », ayant été versée dans le régime technique au lycée (commerce). Mais elle s’est accrochée à l’université malgré son profil atypique, toujours soutenue par l’exigence de parents pourtant peu lettrés, puis dans son parcours de titularisation, avec toujours l’allemand comme pierre d’achoppement, avant de réussir une brillante trajectoire.
Enfin, traversant les difficultés familiales et les obstacles scolaires, il y a la couleur de la peau. Toute jeune encore, Monica Semedo en aura bien conscience, le prenant pour un motif de fierté : «Je suis Monica, j’ai une belle peau noire», écrira-t-elle dans un devoir d’expression écrite exhumé des années plus tard par une institutrice bienveillante. Aucune de nos élues ne nie l’existence de préjugés racistes, mais elles sont passées outre.
Il est cependant remarquable de noter la montée, au moment où on assiste à l’ascension de ces trois élues, d’un mouvement, salué par elles, dénonçant un racisme structurel au Luxembourg mis en évidence par une grande enquête de l’Union européenne (2018). Elle s’intitule «Being Black in the UE» et la triste première place du Luxembourg en matière de discrimination a fourni la secousse qui a mis en branle une prise de conscience. Une fameuse conférence s’en est suivie le 14 novembre 2019 où les politiques ont été mis face à ce qui n’avait jamais été établi aussi clairement.
Au moment, donc, où des femmes noires se font une place, adoubées par leurs compatriotes luxembourgeois, des hommes et des femmes de couleur, que l’on retrouve dans le réseau Finkapé d’Antonia Ganeto ou l’association Lëtz Rise Up de Sandrine Gashonga, ont décidé de revendiquer d’être considérés par tous et en tout temps comme des citoyens à part entière auxquels on n’oppose aucun obstacle en matière d’éducation, d’emploi et de logement, entre autres. Comme les deux faces d’une même affirmation, l’une active, l’autre défensive. Comme le résultat d’une politique de l’intégration qui, malgré tout, donne de bons fruits, note Antonia Ganeto, en proposant à chacun les outils de son émancipation, au premier titre desquels l’éducation.
Manuel Santos
Un pays pauvre
Ce chapelet d’îles baignant dans l’Atlantique au large du Sénégal forme un pays pauvre qui a arraché son indépendance au Portugal en 1975. Le PIB par habitant de ce pays partenaire privilégié depuis 1993 de la coopération au développement du Luxembourg était de seulement 3 635 dollars en 2018. Ce niveau de vie explique aisément que l’archipel en proie à un climat sahélien soit devenu dès la fin du XIXe siècle une terre de départ. D’abord vers les États-Unis à bord de baleiniers, puis vers l’Europe.
Une diaspora s’est ainsi constituée, plus importante que les 583 000 habitants du pays. Au Luxembourg, en 2016, on comptait 2 965 Cap-Verdiens, mais les personnes d’origine cap-verdienne sont trois fois plus nombreuses.
Monica Semedo : «Ouvrir des opportunités»
Se pencher sur le parcours de l’eurodéputée DP Monica Semedo, c’est aborder le destin particulier d’une jeune femme qui a connu à la fois la réussite très jeune et une adversité retorse. Tandis qu’elle se produit sur scène dès l’enfance et qu’elle devient une vedette du petit écran sur RTL dès l’âge de 11 ans, elle est séparée de sa mère, « une femme forte qui a tout fait pour nous réunir », de 2 à 7 ans et perd son père de manière brutale. Ce qu’elle retient cependant de l’intégration de sa famille à Grevenmacher, c’est que, peu importe que les Semedo étaient les seuls Noirs de la commune dans ce début des années 80 qui a vu naître la petite Monica, ils ont été adoptés comme tous les autres, nous explique-t-elle, sans souci particulier. « Luxembourgeois, Portugais, Italiens, Espagnols, Cap-Verdiens : mon sentiment est que quand on est de Grevenmacher, on est avant tout un « Maacher » », souligne-t-elle pour appuyer le caractère cosmopolite et l’ouverture d’esprit de la population de la commune.
«Un simple ticket de bus peut sauver une vie»
Elle ne manque cependant pas d’être consciente que tous les afrodescendants de ce pays n’ont pas forcément vécu la même expérience. Dans le même temps, elle retient de ses échanges avec les personnes d’origine étrangère installées ici depuis de longues années qu’elles n’ont pas le sentiment d’être victimes d’un racisme éhonté (« On n’est pas en Amérique ») ou d’un racisme structurel, mais elle sait gré au mouvement récent de dénonciation du racisme d’avoir « thématisé ce sujet », car il ne faudrait pas compromettre des décennies de paix sociale en négligeant les problèmes qui demeurent. Mais en responsable politique engagée et volontaire qu’elle est, elle prône surtout la recherche de solutions. Elle se réjouit, en tout cas, que le député DP Max Hahn ait été à l’origine d’une motion adoptée par la Chambre visant à l’établissement d’un état des lieux du racisme au Luxembourg.
Au-delà, cette tête bien faite titulaire d’un master en sciences politiques, slavistique et philologie espagnole se souvient que si elle a pu poursuivre des études supérieures après son bac obtenu en 2003, cette voie était « inimaginable » pour un enfant d’immigrés dans les années 90 pour des questions d’argent. Ces études ont en tout cas mené jusqu’au mandat d’eurodéputée, avec le 4e score national aux élections européennes de 2019, une « femme engagée et convaincante », selon son collègue Charles Goerens, qui vante ses « compétences sur le plan économique et financier » et « un don évident pour la communication ». Son action au Parlement européen, tant à la commission de l’emploi qu’à celle de l’éducation et de la culture, s’emploie aujourd’hui à ouvrir des « opportunités » à tous pour que chacun ait la « possibilité d’un choix pour son avenir » et pour casser toutes les assignations, notamment de genre.
Son engagement en politique, Monica Semedo dit le devoir à sa conscience des réalités sociales, qu’elle a notamment aiguisée à travers les magazines de société qu’elle a pu présenter à la télé. Son rôle passé d’ambassadrice de SOS Village d’enfants Monde lui a aussi ouvert les yeux. Un souvenir marquant pour elle est d’avoir vu en Guinée-Conakry comment un « ticket de bus permettant à une mère de faire le commerce de briquettes de charbon pouvait sauver la vie d’une toute jeune fille en lui permettant de faire des études ». Et cette jeune fille est aujourd’hui diplômée en géologie.
Monica Semedo ne se considère pas comme un «modèle», mais serait satisfaite si elle a pu éveiller chez l’un ou l’autre enfant d’immigrés l’envie de s’engager. Et, pour conclure, appelle de ses vœux des collèges échevinaux, une Chambre et un gouvernement plus diversifiés.
Natalie Silva : «J’ai vécu toute ma vie ici»
Natalie Silva, 40 ans et mère d’un garçon de 14 ans, milite depuis plus de 16 ans au CSV, dont elle est devenue la présidente de la circonscription Centre. À l’époque, quand le parti l’a sollicitée à Ettelbruck, s’engager avait été vécu comme une évidence. Déjà, c’était comme une tradition dans la famille, avec un père participant à plusieurs associations après son travail à l’usine Goodyear et, surtout, comme elle le dit : « J’ai vécu toute ma vie ici, s’ils veulent que je participe, mais bien sûr ! »
Cependant, elle n’est pas dupe, « parfois certains pensent : « Natalie n’est pas une des nôtres » ». Et même le nom luxembourgeois qu’elle a porté quelques années n’a pas empêché la question récurrente sur ses origines. Mais fi de tout cela, quand elle regarde en arrière, c’est surtout une magnifique adolescence qu’elle voit, avec une grande liberté (pas si évidente parmi des Cap-Verdiens soucieux de leur réputation), une «grande confiance», un soutien indéfectible de sa mère, doublé d’une véritable exigence : « L’école avant tout ».
Elle se souvient s’être cherchée sur le plan scolaire, passant deux années dans le classique où, malgré son orgueil de vouloir être la hauteur, dit-elle, l’allemand lui joue des tours, puis s’égarant un peu dans une formation d’infirmière à Ettelbruck avant de rebondir à Arlon et au final de suivre des études en communication et relations publiques. Une illustration de l’école luxembourgeoise faite pour les Luxembourgeois dénoncée par l’étudiant en bachelor des sciences de l’éducation Andy Schammo ? Une institutrice lui a dit il y a quelques années quelque chose qu’elle ne soupçonnait pas : elle doit une fière chandelle sa maman, cette dame peu lettrée qui assurait malgré tout un suivi scolaire exigeant auprès des enseignants.
Enfant, dans le bureau du bourgmestre
Et, saisissant témoignage de la transformation spectaculaire de sa condition sociale, c’est sa mère aussi qui lui a ouvert une première fois les portes d’une maison communale, celle d’Ettelbruck. « Comme le bureau du bourgmestre me semblait immense quand j’étais enfant et que je traînais derrière ma maman pendant qu’elle faisait le ménage! » Ainsi va le destin qui veut que cette femme dotée d’une « belle intelligence, qui fait preuve de caractère et de droiture » – c’est son «mentor», Pierre Wies, qui tresse ces lauriers – ait accédé à la fonction de bourgmestre de Larochette. L’ancien bourgmestre ajoute que la population de cette commune, dont on peut signaler au passage le fort pourcentage de résidents portugais, n’a pu être que convaincue par cette élue qui « sait garder un cap, même par vents contraires » et se soucie du bien-être de ses concitoyens, des enfants aux personnes âgées.
Parvenue au faîte de la politique communale, elle n’oublie cependant pas ce que peuvent vivre ceux qu’on appelle aujourd’hui les afrodescendants et salue le mouvement de dénonciation du racisme qui a émergé il y a peu car « les étrangers n’ont pas les mêmes moyens, pas les mêmes chances ».
Mais aujourd’hui, ce qui la préoccupe dans son engagement au service de la population de Larochette, c’est ce budget qui rétrécit en raison de la crise économique. Cela ne l’empêchera pas de mener à bien deux grands projets ces prochaines années. L’un concerne un réseau intercommunal d’approvisionnement en eau qui réunira Larochette, Nommern et Fischbach. L’autre portera sur la construction d’une nouvelle école et d’une nouvelle maison relais.
Ana Correia da Veiga : «Je croyais que je devais choisir»
D’elle, le député déi Lénk David Wagner, dont elle a pris la succession au conseil communal de Luxembourg très récemment, le 28 septembre dernier, dit qu’elle a «un caractère très affirmé». Et lorsqu’on lui suggère l’expression «forte tête», il acquiesce, mais précise : «Dans les deux sens du terme, car elle réfléchit beaucoup et veut allier le concret à une vue politique et économique plus globale». Cela ne l’étonne pas que cette militante de longue date ait été élue: « Très engagée, elle aime aller vers les gens, et c’est une force. »
Ce qui intéresse cette jeune femme de 37 ans, c’est moins de se retourner sur son parcours que de porter ses idées et faire valoir son engagement pour plus de justice sociale et un meilleur vivre ensemble avec la participation citoyenne pour mantra afin de restaurer la confiance entre responsables politiques et citoyens. Le logement, la vie communautaire dans les quartiers, l’accès au sport ou à la musique des enfants dans les foyers scolaires, voilà ce qui tient à cœur actuellement à celle qui veut « faire la différence dans la façon de parler aux gens, en évitant le jargon de la politique ».
Mais quel chemin parcouru avant de pouvoir parler fort après avoir surmonté son émotion (« à mon assermentation, j’étais un pudding ») au conseil communal de la capitale! Déjà, pour qu’elle naisse au Luxembourg, il a fallu que son grand-père et son père, à l’âge de 16 ans, débarquent au pays pour travailler dans le bâtiment, sa mère rejoignant un service de nettoyage : l’éternelle histoire des Cap-Verdiens d’origine… Comme beaucoup d’enfants d’immigrés, elle a dû résoudre la question de son identité personnelle : « Je croyais que je devais choisir entre le Cap-Vert et le Luxembourg, jusqu’au jour où je me suis donné la permission d’accepter qui je suis et encore plus », dira-t-elle lors de son assermentation.
«Intégration ? Non, inclusion»
Elle le reconnaît : enfant, elle n’était pas forcément facile à canaliser, ce qui lui a joué des tours dans sa scolarité, commencée curieusement par une classe d’intégration, un mystère pour celle qui est pourtant bien née au Luxembourg. Elle «foire» son examen d’entrée pour le lycée, atterrit dans un régime préparatoire (modulaire) où les immigrés sont surreprésentés et qui ne promet pas les plus grandes réussites. Mais de sursaut en sursaut (les cours du soir, le diplôme d’accession aux études universitaires à Metz), elle finit par décrocher un diplôme d’éducatrice spécialisée en accompagnement psycho-éducatif, comme pour faire la nique à cette professeure qui lui voyait bien un avenir de «chef d’équipe dans le nettoyage» en raison de son fameux caractère. Et, juste retour des choses, elle a aujourd’hui en face d’elle, dans une antenne locale pour jeunes du Service national de la jeunesse, des jeunes âgés de 16 à 30 ans qui ne sont plus à l’école et qui ne travaillent pas, un sort qui aurait pu la guetter.
Le racisme ? Elle regrette de voir qu’il fait parfois son retour quand elle se permet de rappeler à l’ordre quelqu’un et l’analyse comme un outil pour «te remettre à ta place». Au-delà, elle récuse le terme d’intégration (« cette porte, je l’ai laissée derrière moi »), il s’agirait plutôt d’inclusion maintenant pour ceux qui se sentent des « Luxembourgeois de deuxième ou troisième classe » et que défendent par exemple le Réseau Afrodescendant Finkapé et Lëtz Rise up, qu’elle a déjà pu accompagner.
Manuel Santos