Le Bélarus vit une grave crise politique depuis la réélection contestée d’Alexandre Loukachenko. Au Luxembourg aussi, des rassemblements sont organisés pour réclamer de nouvelles élections dans ce pays.
Lali Maisuradze a 30 ans et est originaire du Bélarus, pays enclavé entre la Pologne et la Russie. Elle est arrivée au Luxembourg il y a sept ans pour des raisons familiales, mais reste très au fait de la situation de son pays natal où résident toujours sa famille et ses proches. La réélection jugée frauduleuse le 10 août dernier d’Alexandre Loukachenko à la tête du Bélarus a poussé la jeune femme qui travaille dans la finance au Grand-Duché à organiser des manifestations de soutien à la population bélarusse pour la tenue de nouvelles élections.
Vous attendiez-vous à un tel soulèvement de la part de la population bélarusse à la suite de cette élection présidentielle?
Lali Maisuradze : Pas du tout. J’ai toujours pensé que les gens ont le gouvernement qu’ils méritent. S’ils ne font pas attention à ce qui se passe autour d’eux et se laissent endormir, c’est ainsi que ce genre de situation commence, que de tels gouvernements et restrictions s’établissent. En outre, Loukachenko avait pour habitude de diviser pour mieux régner, c’était donc difficile de rassembler la population. Sans compter que les Bélarusses sont des gens très gentils, qui ne font pas de provocation. Ils retirent même leurs chaussures pour monter sur les bancs avant de protester! C’est d’ailleurs le gouvernement qui a payé 20 dollars des provocateurs pour les discréditer. Mais c’est impossible que Loukachenko ait pu obtenir 80 % des voix. Un tel taux a clairement participé à la réaction commune qui s’en est suivie. Il aurait pu prétendre l’obtention de 51 % des voix contre 49 %, mais ce résultat prouve qu’il n’en a rien à faire de l’opinion des citoyens. Leur engagement m’a donc rendue très fière, et c’est pour cela que j’ai moi-même pris la décision de m’engager ici. Je ne pouvais pas rester sans rien faire même si je suis loin de mon pays.
Comment se passe la vie quotidienne sous la présidence de Loukachenko?
Je dirais que ça allait plutôt bien entre 2 000 et 2 010, parce que l’Union soviétique s’était effondrée, mais les ressources étaient toujours disponibles. Puis, la monnaie du pays a subi une importante dévaluation – en grande partie à cause de la corruption. Loukachenko et ses proches vivent dans des palaces et celui-ci contracte des prêts à l’international dont on ignore où va l’argent. Depuis, tout va de mal en pis. Ma famille gagne trois fois moins qu’avant par exemple. La retraite n’est que de deux cents euros par mois, et tous les privilèges accordés au temps de l’URSS sont peu à peu supprimés : plus de médicaments gratuits pour les malades de Tchernobyl, plus de pension pour les vétérans, plus d’activités de jeunesse gratuites… Mais cela reste peu visible pour les étrangers, car le Bélarus n’a pas l’aspect d’un pays pauvre. Mais c’est une façade pour les touristes et les riches résidents russes.
Pour la première fois en Biélorussie, la population a refusé de se soumettre
Qu’en est-il des libertés fondamentales au Bélarus – liberté d’expression, de manifestation, de la presse?
Une loi interdit de manifester sans l’accord des autorités. Autorisation qui ne sera donnée que dans une petite rue à l’extrémité de la ville! La presse est clairement pro-gouvernementale. Mais plusieurs journalistes ont démissionné depuis les derniers événements car ils ne souhaitent plus mentir. Ils ont été remplacés par des reporters russes. Des vidéos mensongères sont toujours diffusées à la télévision. Internet et les réseaux sociaux ont bien sûr beaucoup changé la donne, même si Internet a été coupé les trois premiers jours de la révolution.
Comment pensez-vous que le gouvernement bélarusse compte se sortir de cette impasse?
Je ne suis pas une politicienne, mais j’ai l’impression qu’il effectue une sorte de pause pour tenter d’établir un plan ou pour que Loukachenko puisse s’échapper. Des rumeurs laissent entendre qu’il essaierait de fuir vers les États-Unis ou le Royaume-Uni. Selon moi, l’intention de départ des dirigeants était de faire comme à chaque fois : embarquer les protestataires, les jeter en prison pour les torturer, les condamner pour des motifs administratifs ou les faire disparaître quelque temps. C’est d’ailleurs encore le cas : plus de 6 500 manifestants ont été arrêtés. C’est une manière d’intimider la population et de la faire taire. Mais cette fois-ci, ça n’a pas marché.
Pour la première fois en Biélorussie, la population a refusé de se soumettre. Des soignants ont même témoigné des actes de torture qu’ils ont constatés sur les personnes qui avaient été jetées en prison : des femmes ont été violées, des hommes se sont vu enfoncer une matraque dans la gorge ou dans l’œil, et autres… Il me paraît donc impossible que Loukachenko reste en place. Il doit être poursuivi par la Cour pénale internationale de La Haye pour les violations des droits de l’homme qu’il a commises.
Vous parlez d’une seule personne en particulier, mais n’est-ce pas l’ensemble d’un système politique qui doit être changé?
Je pense justement que c’est pour cela que les autorités sont en train de prendre cette sorte de pause et réfléchir à la suite. L’opposante en exil Svetlana Tikhanovskaïa a annoncé la création d’un Conseil de coordination, une sorte de gouvernement provisoire afin d’organiser la transition du pouvoir. Et une autre opposante, Maria Kolesnikova, a monté un nouveau parti, «Ensemble». Je suis persuadée qu’il y aura de nouvelles élections. Reste à savoir qui va arriver au pouvoir… C’est un moment particulièrement délicat.
Loukachenko doit être poursuivi par la Cour pénale internationale pour violation des droits de l’homme
Vous organisez différentes manifestations et marches à cette fin au Luxembourg. Pensez-vous avoir un impact sur la situation là-bas?
J’ai déjà été repérée en tout cas! Lors de l’un de nos rassemblements, trois hommes venus directement du Bélarus nous ont « interpellées » une consœur et moi-même, et ont filmé tout l’événement. Ce sont des personnes chargées de surveiller ce qui se passe et de le rapporter – ils en avaient l’apparence typique, «traditionnelle» que nous connaissons bien en Biélorussie.
Cela vous effraie-t-il?
Je ne crains pas pour ma vie, non! Bien sûr, je m’inquiète un peu pour ma famille là-bas, mais je ne suis pas « un gros poisson », les autorités ont d’autres priorités! J’ai malgré tout prévenu la police luxembourgeoise qui a promis d’être présente lors du prochain rassemblement et j’avoue avoir annulé mes vacances dans un pays de l’ex-URSS. Mais cela ne m’empêchera pas de parler. Je ne veux plus que les gens aient peur de s’exprimer. On ne fait que dire la vérité.
Que pensez-vous de la position de la Russie et de l’Europe à ce sujet?
Ne rien faire, c’est accepter. La Russie voit ce que Loukachenko fait et ne juge pas ses actions. C’est donc qu’elle le tolère. Quant à l’Europe, j’en attends plus. Bien sûr, des sanctions vont être appliquées et des facilitations de visas pour les Bélarusses ont été décidées. Et en même temps, je comprends que si l’UE s’en mêlait trop, cela pourrait déclencher des réactions du côté russe. Mais lorsque la violation des droits de l’homme est aussi flagrante, je ne comprends pas pourquoi la CPI ne convoque pas Loukachenko…
Entretien avec Tatiana Salvan
La prochaine manifestation aura lieu le 12 septembre à Luxembourg. Les détails seront à retrouver sur la page Facebook «Luxembourg for Belarus».