L’urbaniste et essayiste français Paul Virilio a dit que «l’espace, c’est ce qui empêche que tout soit à la même place». Malheureusement, l’espace fait aussi que tout le monde n’a pas les mêmes chances de réussite scolaire et professionnelle, autrement dit d’ascension sociale. Clément Dherbécourt, de France Stratégie , un organisme de réflexion, d’expertise et de conseils placé sous l’autorité du Premier ministre, vient de publier un document de travail fort intéressant intitulé «La géographie de l’ascenseur social français» (www.strategie.gouv.fr).
Constats français
Il y a certes eu «massification» de l’enseignement secondaire, dans ce sens que la proportion de gens qui y accèdent a considérablement augmenté, mais, en même temps, les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur sont restées inchangées. Si, globalement, les niveaux de formation et de revenu ont augmenté, les catégories sociales en retard, de même que les territoires en retard, n’en profitent pas assez. Les enfants d’ouvriers et d’employés bougent beaucoup moins que, par exemple, les enfants de cadres et de professions intermédiaires.
C’est en Alsace et en Lorraine qu’ils sont particulièrement (bien ou mal) enracinés. La mobilité sociale est par contre maximale dans la région Île-de-France : les candidats y sont plus nombreux et la concurrence est plus rude, mais les opportunités de formation y sont bien plus nombreuses et la palette des postes à occuper – et des chances à saisir – bien plus vaste. Deux pistes sont donc à creuser : ou bien rapprocher l’offre d’enseignement des catégories populaires, ou bien promouvoir la mobilité de ces mêmes individus.
Et au Luxembourg?
Malgré sa petite taille, le Grand-Duché présente des clivages interrégionaux importants, parfois même alarmants. Prenons le chômage. D’après les données publiées à l’échelle de la commune, pour un niveau de chômage national égal à 7,8 % (Statec, 2014), le taux est inférieur à 3 % à Leudelange, Flaxweiler, Bech et Garnich (commune particulièrement privilégiée avec ses 2,2 %) et supérieur à 10 % dans pas moins de neuf communes, dont Differdange (12,6 %), Esch-sur-Alzette (13,2 %) et Reisdorf (14,6 %), localité frontalière située à l ’ extrémité centre-est du pays. Force est donc de constater que les régions, et surtout leurs habitants, ne sont pas égaux devant le chômage.
Prenons Esch-sur-Alzette. Vera Spautz, la bourgmestre, a profité d’un récent Bistrot du jeudi consacré à l’université du Luxembourg pour insister sur le fait que le chômage est deux fois plus important dans sa ville qu’en moyenne nationale, et que près d’un jeune de moins de 25 ans sur quatre s’y retrouve sans emploi. Autant de gens qui n’auront pas la possibilité de faire des études à l’université, mais dont il faudra quand même s’occuper, et comment.
L’étude française susmentionnée m’a fait penser à l’ouvrage Cohésion sociale et territoriale au Luxembourg que le CEPS/Instead a publié en 2014. Je pense, en particulier, à la typologie des communes selon une échelle favorisée/défavorisée, élaborée à base de données concernant le niveau d’éducation, le logement et la catégorie socio-professionnelle commentée comme suit : «On y constate une concentration relativement forte de la population favorisée dans l’agglomération de Luxembourg-Ville et dans sa couronne périurbaine. L’ancien bassin minier au sud du pays concentre clairement la population la plus précaire du pays.»
Il y a aussi cette autre carte intitulée «Répartition du facteur socio-économique d’aisance et de pauvreté», montrant que les ouvriers et, de façon générale, les bas salaires, se concentrent dans deux régions, à savoir dans l’Oesling et dans l’ancien bassin minier. Des villes comme Esch-sur-Alzette et Differdange se caractérisent, en plus, par une surreprésentation de catégories sociales vulnérables (Portugais, chômeurs, familles monoparentales).
Leçon à retenir
Les données macrogéographiques ne permettent pas de se faire une idée pertinente du paysage socio-économique et de son évolution. Il est bien connu que les vagues de surface ne montrent pas les profondeurs de la mer.
Une donnée brute (PIB, taux de chômage national) ne nous renseigne pas, en tout cas pas assez, sur ce qui se passe vraiment sur le terrain. Nous avons besoin pour cela de données beaucoup plus fines, d’observatoires régionaux ou locaux, d’études longitudinales dans le temps et dans l’espace, d’un croisement intelligent des informations disponibles.
Il y a un lien très fort entre l’éducation et la mobilité sociale. Le rattrapage du ou des retards n’est jamais facile, cela d’autant plus que les concernés cumulent souvent plusieurs handicaps. Un de ces handicaps semble être la région où ils sont nés, où ils ont été scolarisés, où ils sont restés scotchés. C’est triste, c’est accablant, c’est inacceptable. L’espace géographique n’est pas neutre, mais il ne faut pas être déterministe ni fataliste. Chaque individu mérite sa chance, qu’il habite au Brill ou à Belair.
Claude Gengler