Parties en mars 2012 d’Érythrée, passées par l’enfer libyen, A.* et sa fille F.*, 9 ans, se retrouvent aujourd’hui au Luxembourg, mais dans l’inconnu et l’incertitude la plus totale.
La petite F. esquisse des sourires en feuilletant une bande dessinée. Sa mère, A., 38 ans, lui demande de sortir de la pièce pour raconter leurs sept années d’exil. «Je n’ai pas envie de lui rappeler encore une fois ces traumatismes», dit l’Érythréenne, qui est arrivée avec sa fille il y a quelques jours au Grand-Duché.
«Jusqu’à maintenant, ma fille a tout le temps peur. Elle a peur d’être en danger. Avec ma fille, nous avons quitté l’Érythrée en mars 2012, raconte A. Nous n’avions plus de nouvelles de mon mari, qui est soldat et qui a été emprisonné. Je ne sais pas pourquoi. Les autorités ont arrêté de me verser la rente dont je bénéficiais parce qu’il était soldat. J’ai été emprisonnée pendant une semaine. Je ne sais pas pourquoi. Mais j’ai compris que j’étais en danger. C’est pour ça que je suis partie.»
A. quitte son pays avec sa plus jeune fille, F., alors âgée de deux ans. Elle a dû laisser ses trois autres enfants, deux garçons et une fille, plus grands. Mère et fille se rendent au Soudan. Elles y restent plusieurs mois chez des amis que A. connaissait, car elle avait vécu à Khartoum. «Ils m’ont aidée pour la nourriture, les vêtements… Je ne pouvais pas travailler parce que je devais m’occuper de ma petite fille. Et la situation est compliquée, là-bas. Ils kidnappent les femmes pour les abuser sexuellement avant de demander une rançon pour les libérer. C’était trop dangereux pour ma fille et moi.»
Elles poursuivent leur route et arrivent en Libye. «Là-bas, il n’y a pas de camp ou de foyer d’accueil, indique A. Nous avons été mises dans un grand hall. Nous étions quelque 1500 personnes : des hommes, des femmes et des enfants, que des Africains et quasiment que des Érythréens.» Elle poursuit : «Il n’y avait pas de nourriture. On nous donnait une petite assiette pour dix personnes une fois par jour.»
Violée devant sa fille
Et ce n’est pas tout. «Les passeurs ou kidnappeurs qui gardent le hall prennent les femmes pour leur faire à manger, laver leurs vêtements… et les abuser sexuellement.» Elle s’arrête quelques instants : «J’ai été violée à plusieurs reprises… Même devant ma fille (elle pleure)…» Elle reprend : «Si tu refuses, ils te punissent, ils te torturent… Tu n’as pas le choix.»
Ces atrocités, A. les vit pendant deux ans. «Pour quitter ce hall, il faut payer les passeurs. Au départ, ils te demandent 7000 dollars. Je n’avais pas d’argent, je ne pouvais pas payer. Après deux ans là-bas, les autres personnes qui étaient avec moi m’ont aidée à réunir 1200 dollars et ils m’ont laissé partir…»
Début 2016, elle réussit, avec sa fille, à rejoindre l’Italie. «Nous ne sommes pas restées longtemps. Ils n’ont pas pris mes empreintes là-bas.» C’est en Suisse qu’elle introduit sa demande d’asile. Elles y resteront pendant trois ans.
«Pendant trois mois, nous avons été mises dans un camp, mais après ils nous ont mis dans un appartement. F. allait à l’école, elle a appris le français. Mais je n’arrivais pas à vivre normalement, parce que j’étais toujours angoissée à cause de ma demande d’asile. Je n’avais pas d’avocat…» Et après trois ans de procédure, elle a reçu «une réponse négative».
«J’étais désespérée.» A. aurait pu introduire un recours, mais elle ne connaît pas la procédure. En lisant l’ordre de quitter le territoire, A. a paniqué. Alors elle a emmené sa fille dans un nouveau périple vers le Luxembourg. A. n’est pas un cas isolé depuis que le Tribunal administratif fédéral suisse a décrété, le 17 août 2017, que l’Érythrée «ne connaissait pas une situation de violence généralisée».
Mario Gattiker, le secrétaire d’État aux migrations (SEM), a donc annoncé que le renvoi de 3200 Érythréens admis à titre provisoire était licite. Dès lors, des centaines d’Érythréens ont reçu un ordre de quitter le territoire. En revanche, les transferts forcés demeurent impossibles vers l’Érythrée. Et pour cause, il s’agit de l’une des dictatures les plus fermées du monde. Les réfugiés ne fuient pas la guerre mais un régime totalitaire.
Elles rejoignent le Luxembourg. Elles sont arrivées il y a quelques semaines. Mais pourraient être contraintes de repartir d’ici peu, en vertu du règlement européen Dublin III.
«On vit dans la peur, le stress…»
«Ils m’ont juste demandé de quel pays j’étais originaire. Ils ont pris mes empreintes. Ils m’ont dit qu’elles étaient déjà enregistrées en Suisse (NDLR : grâce au fichier Eurodac) et donc qu’ils ne pouvaient pas accepter ma demande. Je ne savais pas pour Dublin. Ils m’ont alors dit que si je déposais la demande d’asile, j’allais être mise en rétention puis être transférée en Suisse. Le lendemain, je suis revenue quand même demander l’asile. Alors il y a eu un entretien de 15 minutes.» C’est tout. L’histoire de A. et de sa fille F., les autorités luxembourgeoises n’en savent rien.
Aujourd’hui, A. dit «vivre dans la peur, dans le stress». «Je ne sais pas ce que l’on va faire de nous. Pour F., c’est difficile de faire face à tout ça. Je pense tout le temps à cela.» Et elle ne demande qu’une chose: «Aidez-nous à vivre comme des êtres humains.»
* A. a souhaité préserver son anonymat et celui de sa fille.
Guillaume Chassaing