Depuis la mi-mars, la section protection de la jeunesse de la police judiciaire a été saisie de dix affaires urgentes. Selon les enquêteurs, ce chiffre risque d’exploser à la sortie du confinement.
Vendredi après-midi, 14 h 30, dans les locaux de la police judiciaire à Hamm. Deux enquêteurs de la section protection de la jeunesse et des infractions à caractère sexuel sont présents. C’est la règle depuis le confinement mi-mars. «Notre équipe a été divisée en deux groupes. Un groupe vient travailler le matin, l’autre l’après-midi», explique Claude Weis à la tête des enquêteurs. Le reste de son équipe se trouve en télétravail. «Et une semaine sur deux, on alterne.»
Depuis le début de la crise sanitaire, la section ne fixe plus de rendez-vous pour des auditions, sauf bien évidemment lors des urgences. «On est disponible 24 h/24, 7 j/7», rappelle Claude Weis. Sur les trente affaires signalées à la section ces six dernières semaines, dix avaient un caractère urgent. «Il n’y a pas eu de signalement pour abus sexuel. Il s’agissait toujours de coups et blessures sur mineur», précise notre interlocuteur. Pour l’audition vidéo de l’enfant mineur, les enquêteurs disposent d’une salle avec une grande table où la distance de sécurité de deux mètres peut être respectée. Ils ont aussi des masques à leur disposition.
Dans cette matière délicate, il est important d’avoir un bon contact avec l’enfant. Le port d’un masque pourrait s’avérer peu rassurant. Mais depuis que le port de ce dernier a été rendu obligatoire, les enquêteurs n’ont pas encore dû accueillir un enfant. Le chef de la section tempère : «On verra comment on va faire. Il faut s’adapter à l’enfant. Il y a aussi la solution du « buff ». Il faudra aviser au cas par cas.»
«Sollicités dix fois par semaine normalement»
Dans 80 % des cas sur lesquels la section protection de la jeunesse de la police judiciaire enquête, on se retrouve dans le ménage de l’enfant. Ce sont donc des auteurs que l’enfant connaît. Ce qui laisse présager qu’en cette période de confinement toutes les circonstances sont réunies pour que ce type de signalements explose. Mais le nombre de cas signalés depuis le début de la crise n’est pas important «par rapport au reste du temps». «En temps normal, on est sollicités en moyenne dix fois par semaine», illustre l’enquêteur.
«Actuellement le chiffre ne peut exploser. Car les enfants sont chez eux. Ce n’est donc pas évident pour eux de se confier. Ils n’ont personne à qui parler comme ils ne vont pas à l’école, ne voient pas d’amis…», analyse Claude Weis. Il poursuit : «À la fin du confinement, lors du retour à la normale, par contre, on risque d’être envahis par les affaires.»
L’équipe de la protection de la jeunesse profite donc de cette période plus calme pour rattraper des retards sur certains dossiers. «Après la crise, on sera à jour pour réattaquer.» Le télétravail permet notamment de rédiger des rapports. «Via une connexion sécurisée, j’accède à tous mes dossiers. Que je tape 20 à 30 pages de rapport chez moi ou au bureau, cela ne change pas grand-chose», note Claude Weis. «Pour retranscrire une demi-heure d’audition, il faut compter entre quatre et cinq heures.»
«Toujours un tabou dans notre société moderne»
Une fois le rapport final d’une affaire bouclé, le tout est transmis à la justice qui décide des suites à donner à l’affaire. Là, rien ne change. Même en temps de crise, juge d’instruction et parquet sont toujours opérationnels. «En quelques heures, on peut arrêter une personne et l’amener à Schrassig. Ce qui est un peu plus compliqué, ce sont les précautions à prendre à cause du Covid-19», ajoute l’enquêteur.
Abus sexuels, coups et blessures, bébés secoués, pédopornographie… Ces dernières années, l’enquêteur de la police judiciaire à la tête de la section protection de la jeunesse observe une évolution à la hausse de ces affaires délicates. Une évolution qu’il associe en première ligne à l’augmentation de la population dans le pays. «Même si notre société devient moderne, cela reste un tabou. Car les faits se passent la plupart du temps au sein de la famille. Les cas où un enfant est victime d’un inconnu sont assez rares.»
Depuis 14 ans, Claude Weis exerce son métier au sein de la protection de la jeunesse, et il continue à apprécier son travail. «On est content de rentrer le soir et de pouvoir dire qu’on a aidé un enfant. Comme on enquête à charge et à décharge, il arrive aussi de démontrer l’innocence d’une personne. Cela donne aussi satisfaction.» Il ne cache pas que «certaines affaires [le] touchent plus que d’autres» : «J’ai vu des vidéos que je n’ai plus jamais besoin de regarder. Mais il faut savoir décrocher et poursuivre. Il y a toujours une prochaine affaire qui attend.»
Et même en période de confinement, les signalements d’Europol en matière de pédopornographie ne cessent d’affluer. Quand les réseaux sociaux (Facebook, Snapchat…) ou Google, par exemple, détectent des images pédopornographiques, ils contactent le National Center for Missing and Exploited Children (NCMEC) qui en informe ensuite Europol. Ces photos litigieuses ainsi que les données des internautes (adresse IP, e-mail…) sont transmises aux enquêteurs luxembourgeois. Ce qui leur permet de poursuivre les investigations. «Les signalements concernant le confinement ne vont pas tarder à arriver», nous indique Claude Weis. Peu importe la durée du confinement, les enquêteurs auront toujours du pain sur la planche…
Fabienne Armborst
Pédopornographie : «Cela reste la mer à boire»
Deux enquêteurs de la section protection de la jeunesse s’occupent également plus particulièrement des dossiers de pédopornographie. En moyenne, ils traitent une cinquantaine de dossiers par an. «Cela reste la mer à boire», résume Claude Weis qui fait partie des enquêteurs qui sont régulièrement amenés à présenter leurs investigations lors de procès au tribunal.
Au Luxembourg, la police n’a pas les moyens de rechercher activement les internautes amateurs de pédopornographie. Ce sont les collègues étrangers ou Europol, entre autres, qui leur signalent les adresses IP d’ordinateurs ayant consulté ou téléchargé des images à caractère pédopornographique. Avec ces données, ils commencent leur enquête.
Après l’identification, la perquisition, et l’audition du présumé auteur, il y a en effet l’analyse du matériel. «Un dossier avec 200 000 photos et entre 2 000 et 3 000 films peut prendre entre 20 et 30 heures», illustre notre interlocuteur. «Pour le rapport final, il faut ensuite rajouter entre trois et quatre heures supplémentaires. Mais si on arrive à identifier des enfants victimes des abus sexuels, c’est le début d’une nouvelle enquête…»
De nos jours, considère l’enquêteur, on ne tombe plus en deux simples clics sur du matériel pédopornographique. La plupart du temps, cela se passe sur les chats, réseaux sociaux, bourses d’échange… Si les enquêteurs croisent des amateurs de tous les âges, ce type de contenu circule aussi de plus en plus entre jeunes.
Un «vrai fléau» parmi les jeunes
L’évolution des loisirs de la jeunesse et le fait que tout le monde dispose aujourd’hui d’un portable y sont pour quelque chose. «Beaucoup de classes scolaires ont aujourd’hui un groupe WhatsApp. Il suffit que l’un envoie un film pédopornographique et tout le monde l’a… Le problème, c’est que les mineurs ne saisissent pas qu’ils commettent un infraction en consultant ou en diffusant un tel contenu.»
En outre, les selfies intimes qu’ils s’envoient, puis les histoires de chantage qui s’en suivent constituent «un vrai fléau», d’après l’enquêteur. «Du moment que la photo existe, difficile de la faire disparaître. Même sur la messagerie mobile éphémère Snapchat…», avertit-il. Ces trois à quatre dernières années, le nombre de signalements en la matière a significativement augmenté. Souvent c’est le Centre psycho-social et d’accompagnement scolaires (CePAS, anciennement SPOS), le meilleur ami ou la direction du lycée qui contactent la police.
La période de confinement, qui offre la possibilité de passer plus de temps sur les écrans, aura-t-elle un impact sur l’activité des internautes ? «Si la femme est à la maison, c’est plus délicat de consulter de la pédopornographie», relève l’enquêteur. Pour ses investigations, la section protection de la jeunesse s’appuie sur le service des Nouvelles Technologies de la police. Ce dernier se charge du volet technique et recherche toutes les images et photos pour en faire une copie. Les enquêteurs ont ensuite pour mission d’analyser, à l’aide d’un logiciel, chaque photo et vidéo.
Mais là aussi, cela coince au niveau des délais. Pour récupérer un dossier des Nouvelles Technologies, il arrive que l’enquêteur doive patienter de longs mois. Peut-être la période de confinement aidera-t-elle à réduire ce délai…
F. A.