Jean, Luc et Tom sont soupçonnés d’avoir soustrait le capital de deux loges maçonniques. Capital qui, clament-ils, appartient à leur famille. Le tribunal a tenté de remonter le fil de l’histoire des titres «volés».
Jean a-t-il mystifié tout le monde, ses deux fils y compris ? Le temps a-t-il à ce point érodé la mémoire des témoins ? Impossible mercredi, lors de la deuxième audience du procès, de déterminer à qui appartenaient les fameux titres aux porteurs revendiqués par deux loges maçonniques luxembourgeoises, d’une part, et par les prévenus, d’autre part.
Jean aurait détourné les titres aux porteurs de la société Sacec, société immobilière de la Grande Loge de Luxembourg et du Suprême conseil du rite écossais ancien et accepté pour le Grand-Duché de Luxembourg (Sucol). Les deux associations ont porté plainte contre le père, Jean, et ses deux fils, Luc et Tom, le 17 février 2012.
Franc-maçon, Jean fonde en 1990 avec Prosper Schroeder, grand-maître de la Loge maçonnique à l’époque, et Monsieur Kleeschter, un autre frère, la fondation Junck – du nom du philanthrope et grand-maître, Joseph Junck – au Liechtenstein à laquelle ils transfèrent une partie des titres aux porteurs. Il avait été convenu que si la fondation venait à être dissoute, les actions seraient réparties à parts égales entre les deux loges. Ce qui ne fut pas le cas, Jean ayant dissous la fondation et étant suspecté d’en avoir modifié les statuts pour se les approprier.
Depuis mardi matin, une question domine : à qui appartenaient les titres au porteur ? Cinq témoins, dont Victor Gillen, ancien président du Conseil d’État, se sont succédé à la barre de la 12e chambre correctionnelle du tribunal d’arrondissement de Luxembourg, sous les yeux du grand-maître de la Grande Loge, Jean Schiltz. La tradition maçonnique étant, selon ses membres entendus hier, essentiellement orale et les années 1990 étant loin, la question n’a toujours pas pu être tranchée. L’affaire est opaque et la fraternité s’exprime. Deux choses semblent certaines, les actions ayant servi de capital à la fondation Junck auraient appartenu aux anciens frères des loges qui ne les auraient pas revendiquées après la Seconde Guerre mondiale et 240 devaient revenir aux loges si la fondation venait à être dissoute. Le reste n’est que suppositions, ouï-dire ou secrets bien gardés. Les camps se forment et l’atmosphère est pesante. Deux familles s’affrontent. Me Hoffeld saisit toutes les opportunités pour décrocher une bribe d’information qui feraient avancer les débats.
«Une nébuleuse» et des avis contraires
«Jean m’a expliqué deux ou trois fois à qui appartenaient les titres et je n’ai jamais rien compris», indique Marc Minne, ancien administrateur de la Sacec, «Kleeschter m’a dit que les titres n’appartenaient à personne et sûrement pas à Jean.» Des propos contestés par l’homme de 89 ans à la barre qui se souvient : «On est allé au Liechtenstein. Il avait 691 actions de la Sacec pour capital de départ de la fondation. Il m’a toujours dit qu’elles appartenaient à sa famille. (…) Jean est mon ami. Il a bon cœur. Il avait décidé que les actions qui appartenaient à son père et à son grand-père devaient revenir aux loges pour leurs actions de charité.» Quand le détournement duquel Jean et ses fils sont accusés a eu lieu, le vieil homme avait déjà démissionné de la loge à laquelle il appartenait ne s’y sentant de son propre aveu, «plus happy».
Jean Nickels, ancien trésorier de la loge, évoque «une nébuleuse» pour parler des titres. Les 240 actions étaient bien répertoriées et réparties entre les deux loges, mais il n’en aurait jamais vu la couleur. Il faut dire que, selon lui, la comptabilité menée par Jean aurait ressemblé «à celle d’un club de jeu de quilles». La décision de la création de la fondation n’aurait pas été du goût de tous, se souvient-il.
Il poursuit en expliquant qu’une dispute aurait éclaté au sein du conseil d’administration de la Sacec au moment où les parts devaient être dématérialisées. «On ne les avait jamais vus physiquement. Nous voulions fonctionner en pourcentage pour qu’il ne soit plus possible de faire du commerce avec les titres. Je pense que cela n’a pas dû plaire à Jean», estime l’ancien trésorier. Cela aurait justifié son désir de placer Luc au conseil d’administration et d’évincer Victor Nickels.
Jusque-là Jean, le principal suspect, aurait administré la fondation et la société Sacec avec la confiance des frères qui se sont sentis floués quand il a dissous la fondation et se serait attribué les titres au porteur.
Ce jeudi, deux autres témoins seront appelés à la barre par les parties civiles. Puis, ce sera au tour des témoins de la défense de s’exprimer. Le procès se poursuivra ensuite mardi prochain. Tom projette d’y retracer toutes l’histoire de sa famille et de la Sacec pour, promet-il, faire la lumière sur la provenance des titres au porteur et sur leur propriétaire.
Sophie Kieffer