Configuration plutôt exceptionnelle lundi matin devant le tribunal correctionnel. Par voie de citation directe, deux avocats s’accusent de calomnie. Or ce ne sont pas eux qui ont plaidé en robe noire.
Il a eu la prime de Noël de 1 000 euros deux mois après son embauche, le permis de conduire en cadeau… Les débuts de la relation professionnelle dépeints, lundi matin, par Me Hakima Gouni appartiennent bel et bien au passé. Le jeune homme que sa mandante avait embauché à l’automne 2017 comme «juriste junior» a certes entretemps prêté serment pour devenir avocat, mais il ne travaille plus dans son cabinet. Et cela depuis un petit bout de temps. Car leur relation a volé en éclats. Cela ne s’arrête pas fin novembre 2018 avec la résiliation du contrat de travail avec préavis. L’épilogue se joue aujourd’hui devant le tribunal correctionnel.
Menaces, injures, calomnie, violation du secret professionnel, faux témoignage… la liste des infractions qui font l’objet de la citation directe est longue. La partie requérante est convaincue qu’à l’époque le jeune homme a «fomenté un putsch» avec un autre employé. Profitant de la restructuration de l’étude après le départ d’un associé, il aurait tenté d’avoir la «mainmise». En témoigneraient des e-mails envoyés aux associés d’une succursale en Suisse.
«Un putsch avec quelqu’un qui n’est pas avocat?»
«Il insinue que l’huissier vient dans les locaux pour saisir les meubles, comme si tout le cabinet était à l’agonie et sur le point de fermer. Il fait un photomontage de la salle de conférences, alors que les étages étaient parfaitement fonctionnels», argue Me Gouni. «Il n’y a pas de doute quant à la volonté de vouloir calomnier et salir la réputation de ma mandante et sa société.»
Une histoire dont se gausse la partie adverse. «Un putsch avec quelqu’un qui n’est même pas avocat?», dira Me François Moyse lors de sa plaidoirie quelques instants plus tard.
Parmi les accusations de la partie citante, il y a aussi une série d’e-mails que le jeune juriste avait envoyés, alors qu’il était en congé maladie, depuis sa boîte privée sur sa propre boîte professionnelle. Des e-mails qui grouillent, à entendre Me Gouni, de menaces et injures avec le «vocabulaire guerrier» et les «missiles Jéricho»… Et d’insister : «Il savait qu’elle était seule à travailler à l’étude à l’époque. Les e-mails ont été conçus pour être lus. Ils lui étaient destinés. Et les dates d’envoi coïncident avec le jour de son licenciement, le jour où il est convoqué à une visite médicale…» Aucun doute donc pour la partie citante qu’elle était visée… «Pourquoi s’automenace-t-il, si ce n’est à dessein?», soulèvera encore Me Gouni. Se sentant en danger, sa cliente aurait mis en marche l’alarme de sa maison et son mari aurait dû rentrer précipitamment d’un déplacement professionnel.
Au titre du préjudice moral et matériel pour elle et son étude, elle réclame un total de 20 000 euros de dommages et intérêts et une indemnité de procédure. Mais la querelle ne s’arrête pas là. La partie adverse a en effet lancé une contre-citation directe pour calomnie, sinon diffamation. «Les accusations sont graves. Saisir le tribunal dépasse les bornes. L’accuser de tous les maux de la terre est éhonté», s’est exclamé l’avocat du jeune homme, Me Moyse, lundi matin, demandant 50 000 euros au titre du préjudice moral et une indemnité de procédure de 10 000 euros.
Il est d’avis que son client n’a pas offensé son employeuse de l’époque. «Les e-mails ne sont pas dirigés contre elle. Ils n’atteignent pas son honneur, car il se les envoie à lui-même.»
Par contre, elle se serait rendue coupable de diffamation en portant ces accusations jusqu’en audience. Et pour le fait qu’elle ait accédé à son ordinateur à son insu, on pourrait retenir la violation du secret des correspondances. Me Moyse parlera encore d’«un comportement scandaleux de l’avocate à l’égard d’un jeune qui n’était même pas avocat».
Toutes ses démarches auraient troublé l’avenir du jeune homme. Car avant la citation directe, il y aurait eu la plainte à l’Ordre des avocats. Par tous les moyens, elle aurait tenté de s’opposer à son assermentation qui a eu lieu en septembre 2019. Même si le contenu du courrier adressé au bâtonnier n’a pas pu être versé au tribunal pour des raisons de secret professionnel, il existerait bien.
Les e-mails en guise de «catharsis»
Après les plaidoiries, le jeune avocat, présent au procès, a fini par avoir le dernier mot. Interrogé par le tribunal sur les e-mails menaçants qu’il s’était adressés, il a dit qu’il avait éprouvé cela comme une «catharsis» : «Je souhaitais mettre par écrit mes sentiments privés. Dans ce cadre, j’ai écrit les e-mails. Mais je ne les ai pas adressés à la partie adverse.»
La 12e chambre correctionnelle se prononcera le 15 octobre. La défense de l’avocate a demandé un sursis à statuer, c’est-à-dire que le tribunal reporte le jugement de la contre-citation directe en attendant qu’une décision définitive soit intervenue dans la première affaire.
Dans les deux affaires, le parquet s’est rapporté à sagesse du tribunal. Comme presque toujours en cas de procédure de citation directe.
Fabienne Armborst