Coup de théâtre, jeudi. Le juge d’instruction qui accuse Me Lutgen d’intimidation a demandé la récusation du président de la 7e chambre correctionnelle, Stéphane Maas, pour manque de partialité.
La moutarde est montée au nez du juge d’instruction, qui n’avait pas escompté, en tant que témoin – avant de se constituer partie civile – de se faire cuisiner à la sauce Maas. Le président de la 7e chambre correctionnelle du tribunal de Luxembourg avait, mardi, au premier jour d’audience, mené un interrogatoire plutôt salé de ce dernier. Le juge d’instruction s’était réfugié derrière le secret de l’instruction et avait estimé ne pas avoir à se justifier de sa manière de faire son travail. Il s’était senti traité comme un prévenu et n’avait pas manqué d’en faire part au tribunal. Le juge d’instruction en question était entendu dans le cadre d’une affaire d’intimidation et d’outrage à magistrat – lui-même – par un ténor du barreau, Me André Lutgen.
Après que son avocat eut déposé en tant que partie civile et dénoncé «un règlement de comptes», le jeune juge d’instruction s’est levé et a indiqué déposer une requête en récusation contre le président du tribunal – un ancien juge d’instruction lui-même, tout comme le prévenu – avant de quitter la salle d’audience à la surprise générale. Le président Maas n’a eu d’autre choix que de suspendre l’audience. L’ambiance était fébrile dans et aux abords de la salle pleine à craquer de membres du barreau venus soutenir leur confrère inculpé.
Quelques minutes plus tôt, Me Cravatte avait demandé au greffier de noter au plumitif l’existence d’un «doute profond quant à l’impartialité du tribunal face à son client» et indiqué qu’à l’heure qu’il était il n’avait pas encore l’intention de déposer d’acte de récusation. Ce qui, a posteriori, laissait déjà entrevoir la manœuvre de la partie civile qui rappelle que, contrairement à ce qui a été affirmé, elle n’a pas déposé plainte contre l’avocat, mais se serait juste contentée de dénoncer ses agissements au procureur général d’État, comme le permet le code de procédure pénale.
L’audience suspendue sine die
Le regard et la démarche déterminés, l’acte de récusation en main, le juge d’instruction a fait irruption dans la salle d’audience près d’une heure après son coup d’éclat. L’audience a pu reprendre pour quelques minutes avant que Stéphane Maas, le président de la chambre correctionnelle, ne décide de la suspendre sine die après avoir refusé de se récuser lui-même. L’affaire est donc reportée à une date ultérieure en attendant que le parquet général et le président du tribunal décident de la suite à lui donner.
Le parquet général va décider de la recevabilité de la requête de récusation avant d’aborder le fond, soit les dispositions légales, réglementaires ou contractuelles par référence auxquelles le juge détermine les droits de l’une ou de l’autre des parties. Ces conclusions seront transmises au président du tribunal d’arrondissement de Luxembourg, Pierre Calmes, qui prendra une décision finale en fonction de ces dernières, mais peut aussi demander des devoirs supplémentaires. Deux options s’offrent à lui : récuser Stéphane Maas et faire rejuger l’affaire depuis le début par une autre chambre ou déclarer la requête en récusation non fondée et ordonner que le procès soit repris là où il s’était arrêté face à la même chambre correctionnelle.
La défense crie au «scandale» : «Il est extrêmement regrettable que le témoin, parce que les choses ne se passent pas comme il le pensait, se soit constitué partie civile pour entrer dans la procédure et avoir des droits et en profiter pour lancer une telle action», s’emporte le très mesuré Me François Prüm, «C’est triste. Nous ne nous attendions pas à une pareille manœuvre.» Le juge d’instruction n’a, quant à lui, pas souhaité commenter cet incident de procédure.
Un accident mortel dans un laminoir
Le ténor du barreau luxembourgeois Me André Lutgen comparaissait jeudi à la barre de la 7e chambre correctionnelle pour intimidation et outrage à magistrat. L’avocat aurait intimidé et outragé le juge d’instruction dans le but d’obtenir la levée rapide de scellés apposés sur le disjoncteur principal à la suite du décès par électrocution d’un ouvrier au laminoir de l’usine ArcelorMittal de Differdange le 27 mai 2019. N’ayant pas obtenu de réponse ou satisfaction du juge d’instruction – les avis s’affrontent – moins de 48 heures après les faits, l’avocat a envoyé un mail aux ministres de l’Économie et de la Justice de l’époque, en copie duquel il a mis le procureur général d’État, Martine Solovieff. Pratiquement au même moment, les scellés étaient levés et le travail pouvait reprendre à l’usine.
Le juge d’instruction avait expliqué avoir agi en son âme et conscience. Il s’était réfugié derrière le secret de l’instruction et la masse de travail qu’il avait à traiter le jour des faits. Selon lui, Me Lutgen aurait eu d’autres moyens à sa disposition pour faire avancer les choses que de «dénigrer (son) travail auprès de personnes qui décident de l’avancement de (sa) carrière parce qu’il n’a pas obtenu satisfaction assez rapidement». L’avocat, qui réfute les accusations de «règlement de comptes» et martèle avoir agi dans l’intérêt de son client, avait indiqué, mardi, que le juge d’instruction serait coutumier d’erreurs. Ambiance!
Sophie Kieffer