Lourdement chargé en ouverture du procès du SREL, l’ancien Premier ministre est venu se défendre et remettre dans leur contexte l’épisode de janvier 2007, ayant mené à l’inculpation de trois ex-agents secrets pour écoutes illégales. Ses lacunes de mémoire continuent à interpeller la défense.
Il s’agit de la phrase-clé du procès du SREL : « Nous n’avons aussi rien entendu ces deux derniers jours lorsque nous avons écouté » (traduit depuis le luxembourgeois). Jean-Claude Juncker a émis ce constat (ou selon l’interprétation, cette question) lors de son entretien en date du 31 janvier 2007 avec son directeur des services secrets, Marco Mille. Ce dernier avait enregistré cet échange en cachette avec l’aide d’une montre-bracelet, à l’insu du Premier ministre.
La conversation de plus d’une heure a notamment porté sur les résultats d’une écoute lancée contre l’informaticien Loris Mariotto, qui venait de remettre au SREL un CD crypté qui contiendrait, lui, un autre enregistrement secret d’un colloque singulier entre le Premier ministre et le Grand-Duc Henri. Un des sujets : l’affaire Bommeleeër et la possible implication du Prince Jean, frère du Grand-Duc.
« Ma ferme intention était de le mettre sous écoute »
La question centrale du procès, entamé mardi, est si Jean-Claude Juncker avait autorisé l’écoute sur Loris Mariotto. « Ma ferme intention était de le mettre sous écoute », a notamment avoué ce mercredi l’ancien Premier ministre, cité comme témoin. Il aurait par contre demandé au SREL de d’abord lui fournir une preuve de l’existence de ce CD et du supposé enregistrement. Le directeur Marco Mille, son chef des opérations Frank Schneider et l’agent André Kemmer ne pouvaient pas la livrer en décembre 2005 au moment de l’informer sur la possible existence d’un CD. Loris Mariotto, un personnage douteux, avait pris contact avec son ami André Kemmer, qui lui a fait suivre les informations à ses supérieurs hiérarchiques.
Il a fallu attendre le vendredi, 26 janvier 2007, pour que le SREL obtienne une copie du CD, baptisé Frisbee. « J’ai sans attendre appelé le ministre d’État pour lui dire que l’on était en possession d’une possible preuve. Vu que le CD s’est avéré être vide, notre réaction était d’interpeller Loris Mariotto par téléphone. J’ai expliqué notre stratégie au Premier ministre, après quoi il a autorisé et ordonné l’écoute d’urgence », affirme Marco Mille, également entendu ce mercredi. Il était du ressort du Premier ministre de valider une telle procédure d’urgence sans devoir saisir une commission des juges, statuant sur les écoutes menées par le SREL.
« J’ai redouté une fuite »
Le directeur dit avoir ordonné dans la suite à Frank Schneider et André Kemmer de faire lancer l’écoute. « Je n’avais pas de doute que l’autorisation avait été accordée », souligne l’ancien chef des opérations. « J’ai exécuté des ordres », ajoute l’ancien agent, qui avoue aussi avoir informé deux ans plus Jean-Claude Juncker de l’existence de l’enregistrement secret de son entretien avec Marco Mille. « J’ai redouté que cet enregistrement atterrisse dans le public et qu’il soit exploité politiquement », précise l’ex-agent. La fuite survient en 2012 avec en fin de compte la démission de Jean-Claude Juncker en juillet 2013.
Les rôles de Frank Schneider et André Kemmer restent néanmoins encore à clarifier par les juges, mais Marco Mille a dit ce mercredi que ses collaborateurs « ont suivi mon instruction. Il n’existe pas de raison pourquoi ils se trouvent ici (NDLR : sur le banc des prévenus) ».
« Il se peut que je l’ai mal qualifié »
Attendu au tournant, Jean-Claude Juncker a tout d’abord précisé que dans les rares cas où il a donné son autorisation orale pour mener une écoute urgente, il l’avait régularisé dans les meilleurs délais par écrit. Dans ce cas spécifique, cette pièce écrite n’existe pas. De plus, l’ancien Premier ministre, interpellé par le possible impact d’un colloque singulier « brisé », a tenu à différencier entre enregistrement d’un appel téléphonique et d’une véritable écoute. « Je n’avais pas l’impression qu’on se trouvait en eau trouble », affirme Jean-Claude Juncker.
Le SREL a dans un premier temps enregistré à l’aide d’un téléphone portable l’explication entre Kemmer et Mariotto. Il n’aurait jamais eu connaissance qu’une écoute complète, portant sur la ligne fixe et le portable de Loris Mariotto, ait suivi ce premier enregistrement. « Pour moi, cet enregistrement n’était pas une écoute selon les termes de la loi. Mais il se peut que je l’ai mal qualifié. C’était ma perception », insiste Jean-Claude Juncker, avant d’ajouter : « Je sais que ce genre d’enregistrements se sont souvent produits dans cet État ».
« J’avais demandé ton aval »
Des lacunes de mémoires sont cependant manifestes. Il dit ainsi ne pas avoir de souvenir concret des deux appels de Marco Mille le vendredi 26 janvier. « J’étais fortement occupé. Conseil de gouvernement le matin, briefing pour la presse à 15h15, ensuite préparation de la réunion du lundi suivant de l’Eurogroupe à Bruxelles », retrace l’ancien Premier ministre. « Mais cela aurait été normal que Marco Mille m’ait informé qu’ils étaient en possession du CD », admet Jean-Claude Juncker. Mais suivant son explication qu’il a limité ses autorisations orales pour une écoute à ses déplacements ou indisponibilités, il « ne voit pas ce qui aurait empêché Marco Miller à passer vendredi soir ou samedi à mon bureau pour obtenir l’autorisation écrite ».
Lors de l’entretien du 31 janvier 2007, Marco Mille évoque « cette écoute, j’avais demandé ton aval vendredi soir. Tu l’as autorisée ». Ce passage et l’intégralité de l’enregistrement secret de la conversation entre Mille et Juncker sera écouté en intégralité, jeudi matin lors de la troisième audience du procès SREL.
« S’il ne se souvient pas du moment-clé… »
Jean-Claude Juncker est lui reparti ce mercredi après-midi après avoir été interrogé pendant 50 minutes. Il a même salué en sortant le représentant du parquet, les avocats et les prévenus. « L’audience fut correcte. Je repars avec le même sentiment qu’en arrivant », dira-t-il face à la presse.
Les conseils des prévenus étaient moins sereins évoquant les lacunes de mémoire de l’ancien ministre d’État. « S’il ne se souvient pas du moment-clé, le tribunal devra déclarer la nullité du procès », tranche Me Pol Urbany, avocat d’André Kemmer. Cette décision ne sera cependant prise après la fin des débats, au moment du prononcé.
David Marques