En voulant rendre obligatoire le téléchargement d’une application de traçage pour freiner l’épidémie de Covid-19, une mesure inédite en Europe, le gouvernement portugais a provoqué un tollé et ignoré les recommandations de Bruxelles.
« Je déteste être autoritaire, mais nous devons contrôler cette pandémie », s’est défendu jeudi le chef du gouvernement Antonio Costa. Le socialiste a surpris en annonçant mercredi qu’il allait demander au Parlement de légiférer « en urgence » pour rendre obligatoire l’application de traçage lancée début septembre sur la base du volontariat et le port du masque dans la rue.
Cette application baptisée « Stay Away Covid » permet de prévenir les personnes ayant croisé récemment quelqu’un ayant été testé positif. Jusqu’ici, elle a été téléchargée par environ 1,7 million des 10 millions d’habitants que compte le Portugal, un niveau insuffisant pour qu’elle soit efficace, selon le gouvernement. Le texte doit être voté vendredi prochain par les députés et l’exécutif de Costa, minoritaire à l’Assemblée, n’est pas assuré de son adoption. L’opposition de droite a déjà indiqué qu’elle pourrait le voter mais refuser d’adopter ensuite en commission parlementaire la partie concernant l’application de traçage.
Quoi qu’il en soit, cette volonté du gouvernement a déjà provoquée une avalanche de critiques. Pour la Commission nationale de la protection des données (CNPD), rendre obligatoire une telle application soulève plusieurs problèmes en matière de « respect de la vie privée » mais aussi « sur le plan éthique », a expliqué sa porte-parole, Clara Guerra.
Intrusion « antidémocratique »
Rejoignant les avis de la Commission européenne ou du Comité européen de la protection des données, qui recommandent une utilisation « volontaire » des applications de traçage des cas de coronavirus, la CNPD fait valoir que le Portugal serait le premier pays à la rendre obligatoire parmi les 55 États ayant adhéré à la convention de protection des données du Conseil de l’Europe.
L’association portugaise D3, qui milite pour la défense des droits numériques, a estimé dans un communiqué que le projet du gouvernement était une intrusion inédite et antidémocratique » dans la vie privée des Portugais et a menacé de porter l’affaire en justice si le Parlement adopte ce projet de loi.
Dans les rues de Lisbonne, la question divise. « C’est ridicule ! », s’insurge Bruno, étudiant en joaillerie. « Je ne vois pas comment ils peuvent nous obliger à installer l’application (…) ou comment ils peuvent le vérifier », s’interroge le jeune homme. « Exposer ses données personnelles peut ouvrir la porte aux fraudes », craint pour sa part une autre passante, Marcia, alors que d’autres Portugais, notamment les plus âgés, disent ne pas avoir de smartphone nécessaire au téléchargement. « C’est important pour la prévention. Pour ceux qui travaillent c’est une bonne mesure de sécurité », estime en revanche Carla, une Brésilienne.
Les juristes partagés
Des juristes renommés se montraient aussi partagés sur le sujet. Selon Jorge Reis Novais, expert en droit constitutionnel de l’université de Lisbonne, la mesure est « anticonstitutionnelle », mais pour Jorge Bacelar Gouveia, avocat et professeur de droit, elle peut être justifiée par l’actuel contexte de crise sanitaire. Cette restriction des libertés a pour objectif de « protéger les droits des autres citoyens à leur vie et à leur santé », et n’a donc pas un caractère « arbitraire », a expliqué ce dernier.
Le Portugal, qui a évité d’être plus durement frappé par la première vague de la pandémie en se confinant de façon précoce, est actuellement confronté à une multiplication du nombre de nouveaux cas quotidiens, qui a atteint vendredi un nouveau record avec 2 608 nouvelles contaminations en 24 heures.
Des applications de traçage, considérées comme essentielles pour lutter contre la propagation du Covid-19, ont été lancées dans de nombreux pays, avec des résultats mitigés. La France, par exemple, doit en lancer une nouvelle la semaine prochaine après l’échec d’une première version.
LQ/AFP