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Une cour internationale pour juger Daech, un défi incertain


Les crimes reprochés à Daech "ont blessé le monde entier dans son humanité". (illustration AFP)

Un tribunal international pour juger les atrocités du groupe État islamique (Daech) apporterait une réponse collective forte à des crimes blessant toute l’humanité, mais créer cet outil comblant le besoin criant de justice est un défi incertain, selon des experts.

Les Kurdes syriens, fer de lance dans la bataille ayant mis fin au « califat », ont appelé à la création d’une cour internationale spéciale pour juger les milliers de jihadistes détenus dans le nord-est de la Syrie, sans en préciser les contours. « C’est un appel à l’aide. Ils ont été abandonnés par la communauté internationale (…) » pour gérer l’après-Daech et « ils lui rappellent que c’est une responsabilité partagée », affirme Nadim Houry, de l’ONG Human Rights Watch.

Malgré les demandes répétées des Forces démocratiques syriennes (FDS), la plupart des pays étrangers refusent, pour l’instant, de rapatrier et juger leurs ressortissants jihadistes. Un tribunal international, avec des juges spécialisés, une reconstruction minutieuse des événements en Irak et en Syrie, voire même au-delà, permettrait d’apporter des réponses aux lancinantes questions « qui, pourquoi, comment » et d’avancer vers la réconciliation, selon des experts. Un temps vaste comme le Royaume-Uni, le « califat » autoproclamé était une zone inaccessible aux journalistes et enquêteurs.

Les crimes reprochés à l’EI « ont blessé le monde entier dans son humanité », rappelle Joël Hubrecht, directeur de programme à l’Institut des hautes études sur la justice à Paris. Des charniers où les jihadistes auraient jeté les victimes de leurs exécutions contiendraient jusqu’à 12 000 corps en Irak et 5 000 dans le nord de la Syrie, selon une commission d’enquête de l’ONU. Le groupe est aussi soupçonné de viols, d’attentats meurtriers sur plusieurs continents et visé par une enquête de l’ONU pour génocide contre la minorité yazidie d’Irak, le crime le plus grave du droit international.

Risque d’une « justice sélective »

Cet aspect « internationalisé » des crimes justifierait des procès pour les plus hauts responsables, comme à Nüremberg pour les Nazis, ajoute Joël Hubrecht. « Ce serait une réponse de justice beaucoup plus forte » et « collective » que des poursuites fragmentées dans chaque pays. Face « au manque de moyens et de neutralité » de la justice en Syrie ou en Irak, une forme de tribunal international « pourrait être une bonne alternative », abonde Andras Riedlmayer de l’université américaine de Harvard en rappelant comment les « attaques de l’EI contre le patrimoine ont privé l’humanité de sa mémoire ».

Une telle instance permettrait aux victimes d’être prises en compte. Lors des centaines de procès de jihadistes en Irak, dans des audiences ne durant que quelques minutes, elles « ne sont pas entendues, elles ne peuvent pas poser de questions aux suspects comme : où sont les miens ? » déplore Nadim Houry. De ces procès, rien n’a émergé sur des points clés comme « qui a donné des ordres », ajoute-t-il. Il met toutefois en garde contre le risque d’une « justice sélective ». « Certains pays et les FDS semblent voir cela juste comme une réponse au problème des jihadistes étrangers en Syrie, donc pas comme un processus motivé par le désir de juger les crimes les plus graves qui que soient leur auteurs », relève Nadim Houry.

La guerre en Syrie a fait plus de 370 000 morts depuis 2011, la plupart n’ont pas été tués par Daech. Les organisations de défense des droits humains ont accusé toutes les parties – régime, jihadistes, rebelles, coalition internationale antijihadistes – d’être responsables d’exactions. « Va-t-on dire aux victimes : on ne va juger que ceux de l’EI ? (…). Cela créerait un nouveau conflit », relève Nadim Houry.

Plusieurs années avant des condamnations

Les experts pointent des obstacles, quasiment insurmontables, pour créer un tribunal international. Plusieurs pays du Conseil de sécurité de l’ONU s’opposent à ce que la Cour pénale internationale (CPI), instance permanente chargée de juger les crimes de guerre, enquête en Irak et Syrie. Même réticence sur un tribunal spécial : les Américains, principaux soutiens des FDS, ont rejeté cette piste lundi et la France a émis des réserves. Établir cette cour dans le nord-est de la Syrie paraît aussi irréaliste alors que l’administration des Kurdes n’est pas reconnue internationalement.

La protection des témoins dans un pays en guerre, où les habitants d’une même ville se sont parfois massacrés les uns les autres, est un défi complexe. L’avocat Clive Stafford Smith, de l’ONG Reprieve, juge toutefois que la communauté internationale pourrait fournir un soutien logistique et légal aux Kurdes pour qu’ils établissent des tribunaux locaux respectant les standards internationaux. Une cour internationale ne jugerait de toutes façons que les plus hauts responsables et serait complémentaire d’une justice locale.

Mais toute solution prendra du temps. Il faut établir les procédures judiciaires, former juges et avocats sur ces questions complexes… Sans compter la question de qui juger, nombre de chefs jihadistes étant morts ou en fuite. Même si une telle cour voyait le jour, relève Joël Hubrecht, « il y en a pour plusieurs années » avant de voir des condamnations.

LQ/AFP