La relation turco-européenne a toujours été tourmentée, mais la défiance a atteint ces dernières semaines un niveau inédit. Au point qu’une rupture semble désormais possible, surtout si le président turc renforce ses pouvoirs dimanche grâce à un référendum, selon des experts.
Recep Tayyip Erdogan l’a encore promis récemment: « La question de l’UE sera de nouveau sur la table » après ce référendum qui, selon le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, pourrait mener la Turquie vers une dictature.
Le président turc veut-il vraiment enterrer les négociations d’adhésion de son pays, enlisées depuis des années, mais qu’aucune des deux parties ne s’est résignée à abandonner formellement? Ou n’est-ce qu’une nouvelle rodomontade d’un dirigeant coutumier des saillies menaçantes?
La relation UE-Turquie « n’a jamais été un long fleuve tranquille », observe Jean Marcou, professeur à Sciences Po Grenoble en France et spécialiste de la Turquie, mais elle a atteint « une intensité verbale et une détérioration sans précédent ».
« On ne peut plus être sûrs qu’elle va survivre dans les prochains mois », estime le chercheur, jugeant « très symptomatique » que la Turquie « ait refusé de se rendre à la conférence sur la Syrie » début avril à Bruxelles.
Les accusations de comportement « nazi » proférées par l’homme fort de la Turquie à l’encontre de dirigeants européens, après l’annulation dans plusieurs pays de l’UE de meetings de campagne pro-Erdogan, semblent avoir marqué un tournant.
« C’est l’outrage de trop », estime Marc Pierini, du centre de réflexion Carnegie Europe, car « raviver cette blessure est la pire chose qu’on peut faire aux Européens ». « On a brûlé un pont concernant les relations personnelles », estime cet ex-ambassadeur de l’UE en Turquie.
Pourtant, les intérêts communs qui conduisaient les deux parties à surmonter les précédentes poussées de fièvre n’ont pas disparu.
La Turquie, membre de l’Otan, reste un partenaire militaire incontournable. Et malgré son rapprochement « ambigu » avec la Russie, « on peut difficilement imaginer une politique étrangère turque qui s’éloignerait par trop de l’Europe », estime Jean Marcou.
Même si Ankara a menacé plusieurs fois de rompre le pacte migratoire conclu en 2016 avec l’UE, l’accord n’a jamais cessé de porter ses fruits, avec des arrivées en Grèce par la mer Egée nettement moins nombreuses qu’au plus fort de l’afflux de 2015.
« La Turquie trouve aussi un intérêt dans cet accord », explique M. Marcou, soulignant les problèmes générés sur les territoires turcs par les flux migratoires vers l’Europe, ainsi que l’aide financière substantielle apportée par l’UE.
« La partie économique de la relation est très substantielle des deux côtés », souligne par ailleurs M. Pierini, rappelant que la Commission européenne avait proposé fin 2016 de moderniser l’Union douanière entre les deux partenaires, dont la valeur des échanges bilatéraux de marchandises a plus que quadruplé depuis 1996.
Entre tension exacerbée et intérêts convergents, le résultat du référendum pourrait être déterminant.
En cas de victoire du oui, la rupture pourrait devenir inéluctable. « On aura un système unipersonnel sans beaucoup d’Etat de droit et de contrepouvoirs, autoritaire et bien évidemment en contradiction avec les critères politiques européens », anticipe M. Pierini.
« Le scénario optimiste serait qu’une victoire du non – ou même potentiellement une victoire serrée du oui – conduise le président turc à reconsidérer son attitude combative face à l’Europe et essaye de réparer leur relation », avance Asli Aydintasbas, expert au Conseil européen des relations internationales.
« Cela demanderait des progrès dans la terrible situation des droits de l’Homme en Turquie », encore dégradée par les vagues de répression après le coup d’Etat raté de juillet 2016. « Mais Erdogan est connu pour montrer un pragmatisme surprenant au moment le moins attendu », constatait-elle récemment.
Au fond, selon Jean Marcou, la Turquie « a parfaitement compris qu’elle n’entrerait pas dans l’UE ». La question est donc pour elle de savoir si elle doit quand même maintenir son « éternelle candidature » ou si « elle jugera à un moment qu’il est plus rentable de rompre avec l’UE ».
« C’est quelque chose qui paraissait plus aberrant il y a quelques années », selon le chercheur, « mais aujourd’hui, à plus forte raison avec le Brexit, ça ne l’est plus: on peut continuer à être dans le jeu européen tout en n’étant pas candidat ».
Le Quotidien / AFP