La ville brésilienne de Manaus a été durement frappée par le coronavirus, au point d’avoir été parfois surnommée «la capitale mondiale du Covid». Pierre Van Heddegem, de MSF, témoigne.
Pierre Van Heddegem est chef de mission pour le Brésil au sein de Médecins sans frontières. Il est arrivé fin novembre à Manaus, capitale de l’État d’Amazonas, situé au nord du pays. La deuxième vague a frappé de plein fouet cette ville de 2,2 millions d’habitants à partir de décembre dernier. Fin janvier, comme l’indiquaient nos confrères de Libération, le virus y avait déjà fait plus de 5 100 victimes, «soit un taux affolant… de 240 décès pour 100 000 habitants, 2,3 fois la moyenne nationale».
Comment expliquer une telle résurgence du virus à Manaus? Est-ce dû au variant brésilien, qui serait originaire de cette ville ?
Pierre Van Heddegem : Des recherches sont encore en cours concernant le variant, il faudra attendre les résultats avant de pouvoir nous prononcer. Manaus n’est toutefois pas le point de départ de la deuxième vague, d’autres États y ont été confrontés bien avant, notamment au sud, à Rio ou São Paulo, tandis qu’elle vient de démarrer dans d’autres.
Mais plusieurs facteurs peuvent déjà expliquer la situation à Manaus. L’Amazonas est en effet la région la plus pauvre du Brésil, le niveau socio-économique y est plus bas que dans le sud du pays. Il y est donc plus difficile d’appliquer des mesures de santé publique restrictives, car les gens ont besoin de travailler. C’est en outre un État gigantesque et enclavé, difficile d’accès géographiquement : il n’y a pas vraiment de connexions routières avec les autres États et le système de santé y est aussi moins fort. Sans compter que la question de l’oxygène a été très problématique.
La saturation du système de santé à Manaus a eu des conséquences sur tout le système sanitaire des villes alentour qui en sont complètement dépendantes
Quel rôle joue MSF dans cette région ?
Bien sûr, avec MSF, nous sommes incapables de couvrir tous les besoins en Amazonas. Il faut donc faire des choix : on regarde où se trouve la population la plus précaire, la plus vulnérable, qui a le plus de problèmes d’accès aux soins, et c’est là que nous allons essayer d’avoir un impact.
Nous nous sommes donc en premier lieu tournés vers l’intérieur de l’État et avons ouvert un projet au cœur de l’hôpital de Tefé ainsi qu’à São Gabriel da Cachoeira, dans un centre de santé primaire dédié au Covid. Ces deux petites villes sont situées respectivement à 500 km à l’ouest et à 600 km au nord-ouest de Manaus et ne sont accessibles que par bateau ou avion. Le système d’ambulance est aérien.
Le système de santé est très centralisé au Brésil et concentré au niveau des capitales des États. Ainsi, tous les soins intensifs sont concentrés sur Manaus, les patients nécessitant de tels soins doivent donc y transférés. Le problème, c’est qu’à partir de la mi-décembre, Manaus a commencé à être fortement touché par la deuxième vague et le système de santé s’est retrouvé complètement saturé. Il est donc devenu difficile d’y transférer les patients. Nous avons donc dû augmenter le niveau de soin à l’intérieur de l’État. Nous avons alors mis en place par exemple un service de soins intensifs à Tefé. Dans ce service Covid, qui comprend 27 lits, nous sommes montés à 65 patients !
La saturation au niveau de Manaus a eu des conséquences sur tout le système sanitaire des villes alentour qui en sont complètement dépendantes. Nous avons alors aussi créé un projet à Manaus, dans un hôpital de soins intermédiaires. Le but d’une telle structure est de garder 24 heures durant les patients et de les stabiliser pour ensuite pouvoir les transférer vers un hôpital où ils pourront recevoir des soins supérieurs. Lorsque j’ai visité ce centre pour la première fois, il y avait 40 patients, dont 8 intubés, et deux médecins seulement pour couvrir tous les postes horaires de la semaine ! La fatigue et le stress des soignants sont énormes.
La première vague avait en effet déjà été particulièrement difficile à gérer. Comment le personnel soignant parvient-il à rester motivé et efficace après un an de lutte ?
Si le personnel soignant a une meilleure connaissance du Covid et plus de compétences que lors de la première vague, la pression mentale demeure en effet énorme. Avec MSF, nous avons donc commencé à proposer un programme de santé mentale destiné au personnel de l’hôpital public 28 de Agosto, cela concerne tout de même 3 000 personnes. Personnellement, j’essaie de me focaliser sur ce qui va, sur ce qu’on peut faire de positif avec les moyens dont on dispose.
Pensez-vous que Manaus et sa région seront bientôt tirés d’affaire ?
Aujourd’hui, la situation n’est plus aussi critique qu’il y a deux semaines. On respire. Reste à voir si la baisse constatée cette semaine se poursuit. Il est encore trop tôt pour le dire, il faudra regarder les évolutions sur deux à trois semaines. Des patients ont toutefois pu être transférés vers d’autres États et de l’oxygène a été acheminé de différents États vers l’Amazonas, qui a d’ailleurs en parallèle augmenté sa propre capacité de production, à Tefé notamment.
On constate les effets : il y a désormais une baisse des admissions. J’oserais donc me montrer optimiste. Mais il faut rester vigilant, surtout avec carnaval, une institution au Brésil. Les fêtes officielles ont bien sûr été annulées, mais le risque de regroupements n’est pas exclu.
La crise du Covid est probablement l’expérience la plus complexe sur laquelle j’ai dû travailler
À quoi peut-on attribuer cette baisse du nombre de cas ? La population est-elle immunisée ?
Je ne parlerais pas d’immunité collective. Mais une campagne de vaccination est en cours, qui peut potentiellement avoir un impact. L’État d’Amazonas a d’ailleurs la plus grande couverture de vaccination, avec 4% de la population déjà vaccinée, contre 2% dans le reste du Brésil. Des mesures de santé publique ont aussi été mises en place : restrictions concernant les ouvertures de restaurants et de bars (ce qui n’avait pas été le cas avant la deuxième semaine de janvier). Il y a eu un changement d’attitude aussi : aujourd’hui, en ville, on constate que tout le monde porte un masque. Lorsque je suis arrivé à Manaus fin novembre, personne n’en portait.
Quelles leçons tirez-vous de cette pandémie de Covid-19 ?
Ce n’est pas la première fois que je travaille sur des épidémies, j’ai notamment eu l’occasion d’opérer sur des épidémies de rougeole, de choléra, d’Ebola. On propose, grosso modo, à chaque fois le même type de réponse : on travaille sur la prévention, sur la détection de cas, on essaie de couper les chaînes de transmission et on traite les patients. Ce sont les piliers qui reviennent dans chaque épidémie, recontextualisés bien sûr par rapport à la spécificité de la maladie.
Mais le Covid est tout de même très particulier : la transmission est beaucoup plus difficile à couper. Ebola par exemple est plus facile à contrôler : le patient qui n’est pas symptomatique ne transmet pas la maladie. Le Covid tue moins, mais est plus complexe. Des mesures de santé publique sont nécessaires, très contraignantes pour la population, qui éprouve donc plus de difficultés à les accepter. En fait, c’est probablement l’expérience la plus complexe sur laquelle j’ai dû travailler.
Mais ce qui est intéressant, c’est qu’on apprend sans cesse, on découvre tout le temps de nouvelles façons de gérer l’épidémie, d’y réagir. Par exemple, nous pouvons désormais utiliser des tests antigéniques rapides à São Gabriel da Cachoeira et à Tefé. L’idéal serait d’utiliser des tests PCR, mais avec la faible capacité de laboratoires en Amazonas, ce n’est pas possible. Il faut donc trouver d’autres outils, et on en trouve. C’est un processus constant.
Entretien avec Tatiana Salvan
Plus de 240 000 morts
Le Brésil est le deuxième pays au monde qui compte le plus de décès liés au Covid-19 (240 940, selon le dernier bilan de la pandémie, mercredi), après les États-Unis, qui déplorent pour leur part 488 081 morts. Un nombre globalement sous-évalué. Afin de tenter de contenir la propagation du virus, plusieurs États et métropoles du Brésil, dont l’Amazonas, ont eu recours au couvre-feu. Mais le gouvernement fédéral n’a en revanche fait appliquer ni couvre-feu ni confinement. Ce remède étant jugé «pire que le mal» du fait de ses conséquences économiques par le président d’extrême droite Jair Bolsonaro, qui n’a eu de cesse de minimiser la gravité de l’épidémie.