Le masque dans les transports, une expansion du télétravail et la fin de la bise entre inconnus? Le Covid a entraîné des changements majeurs dans nos pratiques qui devraient perdurer une fois l’épidémie terminée, selon des experts interrogés par l’AFP.
Les bonnes habitudes à garder ?
Il faut « conserver un reste de prudence dans notre manière de vivre », estime auprès de l’AFP l’experte en hygiène publique Michèle Legeas. La professeure de l’EHESP (Ecole des hautes études en santé publique) préconise, avant les regroupements de l’été, de « demander à ses amis ou membres de la famille où ils en sont de la vaccination » et d’adapter les comportements, en privilégiant les contacts avec les personnes âgées à l’air libre ou « en évitant de s’entasser à 15 dans la salle de bain ou la cuisine ».
La probable quatrième vague de l’automne se traduira par « des cas moins graves grâce à la vaccination ». Mais même sans hospitalisation, la maladie peut prendre la forme de Covid plus ou moins long, demandant des rééducations parfois lourdes, souligne-t-elle.
A plus long terme, il faudrait, selon Michèle Legeas, « une bonne éducation au risque infectieux » et garder « en période de grippe hivernale l’habitude du masque dans les lieux de rassemblement et transports en commun ».
Les autorités de santé doivent « saisir cette opportunité pour conserver les bonnes pratiques, comme le lavage des mains à répétition, qui a permis l’hiver dernier d’éviter des épidémies de gastro », complète Marie-Claire Villeval, spécialiste d’économie comportementale au CNRS.
« Les gens vont garder un petit stock de masques et le mettre quand ils se sentiront un peu fiévreux mais ce ne sera pas généralisé », avance à l’AFP le spécialiste d’anthropologie sociale du CNRS, Frédéric Keck, dont une étude sur le masque a fait ressortir qu' »un tiers le mettait par obligation, la plupart pour se protéger et un petit tiers pour protéger les autres ».
Bise ou distanciation ?
La plus grande contagiosité du variant Delta ne change pas les mesures de distanciation de 1,5 à 2 mètre, qui sont à conseiller « avec des gens auxquels on ne s’autorise pas à demander où ils en sont de la vaccination et de leurs modes de vie », selon Mme Legeas.
L’anthropologue Frédéric Keck a remarqué qu' »au travail, les habitudes de distanciation sont restées, les gens se remettent difficilement à serrer les mains, à s’embrasser, ce qui produit des formes de soulagement pour ceux qui n’aimaient pas ce mélange entre amitié et travail ».
« Une proximité un peu artificielle », abonde Marie-Claire Villeval. « Si on voit que rien ne repart, que le virus est très très contrôlé, les réflexes vont revenir », estime cependant le psychiatre François Chauchot.
Mais la bise sera « moins systématique, on voit qu’elle est parfois remplacée par l’accolade », selon le médecin qui ne « serre plus la main de ses patients ».
L’ère du télétravail ?
L’un des impacts les plus forts de l’épidémie restera le développement du télétravail, selon les experts.
« Dans les milieux universitaires, c’est très fort car cela évite les coûts de déplacement. Dans le business, les gens réfléchissent à mieux répartir les réunions essentielles et celles qu’on peut faire à distance », souligne Frédéric Keck.
Selon l’économiste Marie-Claire Villeval, « dans certaines professions, on s’est découverts plus efficaces, la technologie permet d’avoir des réunions plus minutées ». Il a fallu apprivoiser ces outils mais les avantages (moins de temps perdu dans les transports, économies financières et d’espace) l’emportent souvent.
Cela va devenir, selon elle, un des critères de choix d’un emploi pour les jeunes professionnels, aux côtés du salaire ou d’autres conditions.
Cela conduira à « des modes d’organisation donnant de la flexibilité » et « l’immobilier d’entreprise va beaucoup changer », ajoute-t-elle, mettant en garde contre un « envahissement de la vie privée ».
Avec un danger particulier pour les femmes qui, selon Frédéric Keck, ont été « un peu renvoyées à la maison », notamment avec la fermeture des écoles pendant l’épidémie, « moment de régression dans l’équilibre des tâches domestiques entre hommes et femmes ».
Des changements pour les voyages et le tourisme ?
Pour d’autres pratiques comme les voyages et le tourisme, il y aura, selon les experts, moins de déplacements professionnels.
« On ne va pas revenir aux voyages d’affaires et séminaires à l’étranger du monde d’avant, c’est un gain d’énergie, de temps et financier », selon l’économiste Marie-Claire Villeval, qui souligne « la qualité d’échange que permettent les nouvelles technologies ».
Pour le tourisme, les experts pensent que cela va redémarrer progressivement: « dans quatre à cinq ans, on reviendra à des habitudes touristiques assez proches », ajoute l’économiste. « Le tourisme, c’est une recherche de rêve »; on se contentera « difficilement de voyages en visio ».
Il y a toutefois une tendance à « consommer local » notamment chez les jeunes et une préoccupation pour l’environnement: on aura « un tourisme plus vert, moins de destinations lointaines et pas un tourisme de dernière minute », selon l’anthropologue Frédéric Keck.
Un traumatisme durable dans les esprits ?
Frédéric Keck compare l’épidémie à la Première guerre mondiale, avec « des phases d’accalmie et de tension ». Plutôt qu’un « traumatisme global », elle a provoqué « une détresse liée aux privations de liberté qui ont plus d’impact sur les gens que de connaître un proche qui soit décédé ».
Mais la crise aura « des effets durables psychiquement, avec la peur d’une nouvelle épidémie et de ce que ça signale des perturbations de l’environnement », selon M. Keck, qui se dit, après « la phase d’hilarité actuelle » liée aux congés d’été, « assez pessimiste pour la rentrée ».
Il redoute « des explosions sociales car les gens ont été livrés à eux-mêmes avec des sources d’information contradictoires ».
A l’inverse, le psychiatre François Chauchot pense qu’une fois terminée, l’épidémie sera « vite oubliée » du fait de « notre instinct de survie ». « Ca va s’estomper, peut-être qu’on mettra six mois ou un an pour retrouver la confiance » mais cela fera comme après la crise financière de 2008: « On a pris conscience puis on l’a oubliée ».
Pendant la crise sanitaire, « on a touché du doigt nos fragilités » alors qu’on « partait du principe de pouvoir vivre longtemps en bonne santé ». « Avec le vaccin, on retrouve confiance dans la capacité de résoudre des problèmes existentiels », estime-t-il.
L’experte en santé publique Michèle Legeas pense aussi que l’épidémie va disparaître de nos écrans radars, comme on a oublié les ravages du Sida « une fois qu’on a eu un traitement, ou les 50 voire 60 millions de morts de la grippe espagnole de 1918/1920 », qui a pris des formes de moins en moins graves.
Plus d’altruisme dans la société?
Marie-Claire Villeval et son équipe ont mené une étude pendant le premier confinement. Elle constate « très peu de changements à part une légère augmentation du chacun pour soi ».
En revanche, les « normes sociales » ont évolué « très vite » pendant la pandémie. Par exemple, « le port du masque, le fait de ne pas recevoir d’amis à la maison, de ne pas se regrouper », tout cela a été « massivement respecté » et ce « n’était pas par peur du gendarme ».
L’économiste compare avec l’interdiction de fumer dans les lieux publics, à laquelle la population s’était rapidement pliée alors que beaucoup de gens évoquaient des Français réfractaires. « C’est intéressant en termes de politiques publiques: cela montre que pour qu’une règle soit efficace, elle doit s’accompagner d’un changement de la norme, les gens doivent la comprendre pour modifier leur comportement », d’où la nécessité de messages explicatifs pédagogiques.
« Ce qui est frappant » aussi pour Frédéric Keck, c’est la « réussite de la vaccination ». « L’argument altruiste a porté et on se vaccine pour immuniser la population et retrouver le droit de circuler. Je ne sais pas si c’est de la solidarité mais il y a eu un raisonnement collectif ».
Les autres effets durables de l’épidémie ?
Pour François Chauchot, « on a réalisé que la santé est la base de tout » et pris conscience du « rapport entre les animaux et nous », des risques de zoonoses, ces maladies qui se transmettent de l’animal vers l’homme.
Il y aura « d’autres pandémies, c’est inéluctable, et les micro-organismes sont beaucoup plus nombreux et adaptables que nous », a estimé l’experte en santé publique Michèle Legeas, qui n’exclut pas « une épidémie de zika ou chikungunya en métropole ».
« On a appris énormément en termes d’organisation collective », pour les déplacements, la logistique, la gestion d’un grand nombre de malades dans les hôpitaux, ajoute Marie-Claire Villeval. Et comme toutes les crises, la pandémie a été « source d’innovations »: télémédecine, conception d’un vaccin en six mois…
Cela a aussi « montré nos interdépendances et des fragilités délirantes » comme « notre incapacité » à produire des masques ou des médicaments, selon l’économiste, estimant nécessaire de « réinvestir massivement dans l’éducation, l’innovation et la recherche ».
LQ/AFP