En Roumanie, les ours s’aventurent de plus en plus hors des forêts, suscitant peur et débats. Dans le pays, qui en abrite la plus importante population d’Europe, les habitants sont divisés entre ceux qui cherchent à vivre avec eux et ceux qui les chassent.
Tête dodelinante posée sur les pattes de devant, un ours pointe son museau sur la route, en quête d’offrandes des touristes. Devant la multiplication des attaques et des interactions, les quotas de chasse ont été portés à 220 cette année, contre 140 auparavant. Et des voix s’élèvent pour abattre davantage de spécimens de cette espèce protégée par une directive européenne.
En route pour le lac volcanique Saint-Anne, en Transylvanie, des visiteurs épatés immortalisent le moment sans se rendre compte qu’ils aggravent le problème. «C’est extraordinaire, tout simplement incroyable!» : Mike, un Israélien de 72 ans, ne tarit pas de superlatifs. «Il semble à l’aise», sourit-il, tout en contemplant le mâle de sept à huit ans qui vient de se régaler du sandwich lancé par une automobiliste.
Dans ce pays qui abrite la plus importante population d’Europe (hors Russie), avec quelque 8 000 ours, selon une estimation du ministère de l’Environnement, il n’est pas rare d’en rencontrer un au détour d’un chemin. Loin de l’enthousiasme des visiteurs, les locaux s’alarment de cette recrudescence. Ici, ce n’est pas le loup qui inquiète les bergers, mais bien ces imposants mammifères.
Tibor Fekete, veste kaki et air résigné, raconte en voir de plus en plus chaque année et craint pour ses 70 vaches, en estive près du village de Lazaresti : trois ont succombé à des attaques en 2023. «Les ours font des dégâts et mettent nos vies en danger», assène le quadragénaire, entouré de six chiens – «coûteux à entretenir» – prêts à bondir. Lui ne tergiverserait pas : à ses yeux, il faut tout simplement les tuer, une opinion que beaucoup semblent partager dans la région, selon de nombreux témoignages de locaux.
À 30 km de là, la ville de Miercurea Ciuc a découvert un matin de septembre un ours dans la cour d’une école. Le maire a aussitôt envoyé une équipe d’intervention pour le déloger de l’arbre dans lequel il avait grimpé. Et n’a pas hésité parmi les options à sa disposition : l’intrus a été éliminé par souci de protéger les 1 700 élèves, argue Attila Korodi. «Imaginez si quelqu’un avait été blessé… Qui porterait la responsabilité?», se justifie l’élu, qui affirme en outre avoir dû chasser ces derniers mois de nombreux plantigrades.
«L’Europe voit la Roumanie comme un sanctuaire, une sorte de musée en plein air», s’offusque Attila Korodi, ministre de l’Environnement à trois reprises entre 2007 et 2014, regrettant l’absence d’aide de Bruxelles. «La situation est romancée, mais la vie au quotidien avec les ours n’est pas romantique du tout.» Au total, 14 personnes ont été tuées et 158 personnes blessées dans des attaques entre 2016 et 2021, selon les derniers chiffres disponibles.
Si la chasse commerciale est interdite depuis 2016 en Roumanie et les tirs réservés aux agents assermentés, des parlementaires ont déposé une proposition de loi pour autoriser l’abattage de près de 500 ours. Derrière cette initiative, Barna Tanczos, l’actuel ministre roumain de l’Environnement, de l’Eau et des Forêts, brandit le scénario d’ours vagabondant dans les rues de Bucarest ou «se baignant dans le delta du Danube».
Une attitude inacceptable pour les défenseurs des animaux, qui redoutent un retour des amateurs de «trophées». Dans la petite ville touristique de Baile Tusnad, le Fonds mondial pour la Nature (WWF) a imaginé avec des ONG d’autres solutions. Bacs à ordures non accessibles aux ours, installation de 400 clôtures électriques, application mobile donnant des conseils… La recette semble fonctionner. De 50 plaintes pour dégâts en 2021, on en relève aujourd’hui… zéro.
«Les ours ne vont pas disparaître du jour au lendemain, mais s’ils ne se sentent pas les bienvenus, ils ne restent pas en ville», explique le biologiste Istvan Imecs, qui participe à l’initiative. Ce natif de la région déplore l’attitude des visiteurs roumains comme étrangers, nombreux à nourrir illégalement les bêtes, ne faisant que les attirer en dehors de leur habitat naturel. En cause aussi, la mauvaise gestion des déchets et le manque d’accompagnement.
Dans les rues, Laci, un habitant de 47 ans s’exprimant sous couvert d’anonymat, se dit rassuré par les mesures. «Celui qui dit qu’il n’a pas peur des ours est soit un menteur, soit un idiot!», lâche-t-il. À la demande insistante de sa femme, fébrile de le voir partir à l’étranger pour le travail, il a installé il y a quelques années une barrière électrique autour de sa maison. «Nous nous sommes habitués à vivre ensemble. C’est la seule voie possible.»
« Tibor Fekete » ou plutôt « Fekete Tibor » est un nom 100% hongrois, qui rappelle que, pendant plus de mille ans, la Transylvanie fut hongroise. Jusqu’au fatal et injuste traité de Trianon (1920).