Les sanctions visant l’internet russe inquiètent des experts, politiques et défenseurs des droits humains, car elles risquent de se révéler contre-productives, en isolant les opposants à la guerre en Ukraine, et éloignent encore le rêve de l’internet universel.
Déjà, la censure exercée par Moscou a réduit drastiquement les sources d’information indépendantes. De nombreux médias locaux et internationaux ont cessé leur activité. L’accès aux grands réseaux sociaux est difficile, à moins d’utiliser un réseau virtuel privé (VPN). Les géants des technologies eux-mêmes, de Google à Sony, ont répondu aux appels du gouvernement ukrainien à punir la Russie, en suspendant la vente de certains produits ou services dans ce pays.
L’Ukraine aurait voulu aller encore plus loin : fin février, quatre jours après le début de l’offensive russe, un ministère a demandé à l’Icann, un régulateur mondial chargé de l’attribution des adresses sur internet, de prendre des mesures pour couper l’accès de la Russie à la toile.
Après quelques jours, l’organisation a fini par lui opposer une fin de non-recevoir, arguant de la nécessité de rester neutre. En réaction, quelque 40 chercheurs, défenseurs des libertés numériques et élus européens, notamment, ont publié une lettre ouverte. Ils prônent des sanctions ciblées, visant l’armée ou des agences de propagande, qui « minimisent les risques de dommages collatéraux », car « les sanctions disproportionnées ou trop larges risquent d’aliéner les populations ».
Les signataires appellent aussi à la création d’un « mécanisme multilatéral » qui serait chargé d’évaluer et de mettre en place des sanctions, pour bloquer l’accès aux sites web russes militaires par exemple.
« Gagner les cœurs et les esprits »
Techniquement et politiquement, construire un mur numérique autour de la Russie aurait de toute façon été compliqué. « Les infrastructures réseaux sont très maillées. Si on veut empêcher un trafic de rentrer par la fenêtre, il rentre par la cave », explique Ronan David, directeur général de la start-up Efficient IP, spécialiste de la sécurisation de réseaux informatiques.
Mais surtout, « cela semble contre-productif en termes d’efforts pour diffuser des messages démocratiques et gagner les cœurs et les esprits », souligne Peter Micek, directeur juridique chez Access Now, une ONG qui milite pour les droits numériques de tous.
Après l’invasion de l’Ukraine, l’Union européenne a interdit de diffusion les médias officiels russes, RT et Sputnik, du paysage audiovisuel européen aux réseaux sociaux et jusqu’aux résultats de recherche de Google. La Russie a répliqué en bloquant la BBC et Facebook, et aussi Instagram, une application dont dépendent pourtant de nombreux influenceurs et commerçants russes pour leurs affaires.
Les citoyens russes risquent de trouver ces sanctions « complètement injustes » de la part de l’occident, fait remarquer Natalia Krapiva, juriste chez Access Now. Car sur la base des informations officielles russes, « les gens peuvent croire que la Russie essaie d’aider les Ukrainiens et ne vise que des cibles militaires », détaille-t-elle.
Arabica ou chicorée
Cet isolement pourrait se renforcer dans la durée, à mesure que des alternatives se mettent en place, plus facilement contrôlées par le gouvernement, voire à son initiative. « Les Russes sont tout à fait capables de construire un internet national », mais cela ressemblerait « autant à internet que la chicorée ressemble à l’arabica », estime Pierre Bonis, directeur général de l’Afnic, l’association qui gère l’extension « .fr ». « Il ne faut pas casser l’universalité de l’internet, même si les Russes font des choses inacceptables », insiste-t-il.
La Chine a déjà un internet en bonne partie distinct, et d’autres pays aspirent à ce modèle.
« L’Iran a passé la décennie écoulée à construire un réseau d’information national (NIN), comme alternative viable à l’internet mondial », mentionne Peter Micek. Selon lui, les sanctions favorisent « le développement de cet internet national encore plus censuré ». Il regrette que de nombreuses sociétés, « qui n’ont pas le temps ni les capacités de comprendre les nuances légales » des sanctions, n’aillent trop loin et se retirent tout simplement du pays. « Déjà, Upwork, une des plateformes dont nous dépendons pour aider la société civile et soutenir les acteurs démocratiques en Russie, a cessé de fournir ses services sur place ».
Pour les Russes les plus déterminés, il reste le recours aux VPN, dont certains ont été interdits ces dernières années en Russie : la demande a bondi de 2 692% le 14 mars par rapport à la semaine avant l’invasion de l’Ukraine, selon top10vpn.com.