«Najeeb, tu vas nous faire tuer avec tes archives!»: Au point de passage frontalier entre l’Irak et le Kurdistan, des balles sifflent. Le frère Najeeb n’a qu’une obsession: sauver ses manuscrits «avant l’arrivée de Daech».
Alors que Daech (acronyme arabe du groupe Etat islamique) vient de s’emparer de Palmyre en Syrie, faisant craindre pour ses trésors archéologiques, Najeeb Michaeel, un frère dominicain irakien de passage à Paris, raconte comment il a exfiltré en août dernier 800 manuscrits irakiens du XIIIe au XIXe siècle vers le Kurdistan.
«Il fallait absolument que ces manuscrits, conservés dans la bibliothèque des Dominicains à Mossoul puis à Qaraqosh, échappent aux destructions systématiques du patrimoine culturel non musulman», dit-il. Ils sont un bout de mémoire du berceau de l’humanité, le croissant fertile, la Mésopotamie.
Le fonds comporte des textes d’histoire, de philosophie, de spiritualité chrétienne, musulmane, de littérature ou de musique, écrits en araméen, syriaque, arabe ou arménien.
Ces manuscrits, exceptionnels par la calligraphie et l’enluminure, signent également la présence chrétienne très ancienne entre le Tigre et l’Euphrate.
Selon l’historienne Françoise Briquel-Chatonnet, directrice de recherche au CNRS, «il existe à ce jour dans le monde une cinquantaine de manuscrits identifiés écrits en syriaque, la langue des chrétiens de cette région, datant d’avant l’installation de l’islam sur les mêmes terres. La plupart sont conservés à la British Library à Londres. Le plus vieux date de 411».
Noyés dans l’exode
Ceux de la communauté dominicaine de Mossoul ne sont pas tous aussi vieux. Mais «ils sont comme un pont entre les civilisations, ils témoignent du passé et disent beaucoup de choses du présent» souligne frère Najeeb, qui les considère un peu comme ses «enfants».
Des fac-simile de grande qualité de sept d’entre eux sont exposés aux Archives nationales à Paris jusqu’au 24 août, dans le cadre de l’exposition «Mésopotamie, carrefour des cultures».
Fin juillet 2014, une dizaine de jours avant la chute de Mossoul et Qaraqosh, deux villes du nord de l’Irak où résidait une grande partie de la communauté chrétienne irakienne, Najeeb Michaeel sent le vent tourner.
«Nous avons évacué en camion une bonne partie des manuscrits de Qaraqosh vers Erbil, au Kurdistan, qui est à 70 kilomètres», raconte-t-il.
Le 7 août, les derniers moines encore présents à Qaraqosh sont contraints de fuir eux aussi pendant que le groupe Etat islamique prend possession de leur ville. «Nous étions noyés dans l’immense exode des populations chrétiennes et yezidies qui fuyaient massivement pour se réfugier à Erbil» se souvient le religieux.
«On pouvait voir le drapeau noir de Daech au loin. Nous étions protégés par les peshmergas armés (soldats kurdes, NDR), mais ils n’ont pas laissé passer notre voiture à la frontière. Alors, j’ai commencé à sortir les cartons de manuscrits de la voiture et à les confier aux gens qui passaient».
«Des balles ont sifflé au dessus de nos têtes, et j’ai pensé que nous allions mourir» ajoute Watheq Qassab, un Irakien travaillant pour la communauté des Dominicains à Mossoul et à Qaraqosh.
«Des enfants pleuraient, des femmes aussi» dit-il. Ce jour-là, Daech a laissé passer les réfugiés sans tirer. Tous les cartons ont fini par arriver à bon port, sécurisés dans un endroit discret.
«J’ai porté six boîtes, c’était lourd, je ne pouvais pas courir. C’est là que j’ai dit à Najeeb +tu vas nous faire tuer avec tes archives!+ Heureusement, une voiture nous attendait du côté kurde de la frontière», ajoute Watheq, occupé désormais à la construction d’abris pour les réfugiés à Erbil, grâce à l’appui de fondations américaines et françaises (Merieux et Raoul Follereau notamment).
Numérisés
Héritier de la tradition savante des Dominicains, dont la devise est «contempler et transmettre ce qu’on a contemplé», Najeeb avait lancé depuis plusieurs années une vaste entreprise de sauvegarde des manuscrits anciens de Mossoul. Au lieu de copier, comme au Moyen-Age, le moine du XXIe siècle numérise sur disque dur.
«Depuis 1990, nous avons numérisé au total 8 000 manuscrits de la région. Mais aujourd’hui la moitié des originaux n’existent plus, détruits par l’Etat islamique» dit-il, en se désolant aussi de la destruction des grands sites archéologiques de Nimroud et de Hatra, qu’il «connaît par coeur».
En Irak, les religieux n’ont pas sauvé que des manuscrits chrétiens. «Ce sont des moines qui ont transcrit par écrit les deux livres sacrés des yezidis, le peuple de tradition orale» persécuté par l’Etat islamique, souligne le frère Najeeb.
Il a lui-même traduit en français le «livre noir» (Mushaf Rash) et le «livre des Révélations» (Algalwah), dans le cadre d’une thèse sur les yezidis qu’il prépare avec l’université de Fribourg en Suisse.
AFP