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«Gilets jaunes» : éborgnée, estropié, ils «ne regrettent pas»


Fiorina vit en Picardie, région déshéritée durement touchée par les fermetures d'usines et où le taux de pauvreté grimpe à plus de 15%. (photo AFP)

À 20 ans, elle a perdu un œil. Lui, à 40 ans, boitera probablement le restant de sa vie. Leur vie a basculé en quelques secondes dans une manifestation mais ils « ne regrettent pas » et restent « gilets jaunes ».

Ce jour-là, le 8 décembre, « je me suis dit ‘je suis en train de mourir' », se souvient Fiorina (photo). « Quand vous avez pensé ça une fois, ça ne vous quitte plus », dit-elle. Lors d’une manifestation des « gilets jaunes » à Paris, pour l’acte 4 du mouvement social, un policier tire une grenade lacrymogène. Le visage en sang, la jeune femme s’effondre sur l’avenue des Champs-Élysées. Elle est grièvement touchée à l’œil gauche.

Elle n’ira plus manifester mais continue à soutenir les « gilets jaunes », à distance. « J’ai vu mes parents se sacrifier pour leurs quatre enfants. J’ai perdu mon œil mais pas mes convictions : on doit se battre pour que les gens puissent vivre de leur travail. »

Antonio, lui, vit appuyé sur des béquilles depuis le 24 novembre, une semaine après le début de cette contestation née sur les réseaux sociaux. Ce jour-là, une grenade GLI-F4 explose à ses pieds à Paris. Une plaque de titane remplace aujourd’hui l’os de sa cheville droite.

Malgré les cauchemars qui le réveillent la nuit, il est retourné manifester pour faire entendre la parole des quelque 2000 manifestants qui, comme lui, ont été blessés depuis le début du mouvement. Le 31 janvier, il a lancé une marche des « gueules cassées » à Paris.

Fiorina et Antonio vivent en Picardie, région déshéritée durement touchée par les fermetures d’usines et où le taux de pauvreté grimpe à plus de 15%. Tous deux sont issus de cette France qui se lève tôt, besogneuse, qui connaît les fins de mois difficiles et qui a vu dans les revendications des « gilets jaunes » un écho à leur quotidien.

Son rêve? « Une famille, un boulot, partir en vacances une fois par an »

Habitant d’un village de 700 habitants sans un seul commerce, perdu entre les champs et les marais des bord de l’Oise, Antonio a été tour à tour animateur sur des bateaux de croisière, en costume de Dingo à Disneyland et ramasseur de patates. Depuis des années, il accumule missions d’intérim, contrats précaires, et impayés. Son rêve ? « Une famille, un boulot, partir en vacances une fois par an ».

Fiorina, elle, vit dans un petit studio du centre-ville d’Amiens qu’elle partage avec son compagnon, financé grâce aux APL et sa bourse étudiante.

Le côté gauche de son visage est balafré. Sa paupière, immobile, clôt un œil qui sera retiré lors d’une prochaine opération chirurgicale, la troisième, et qui ne sera pas la dernière. « Ça a été un choc de la voir blessée à ce point », dit l’un de ses amis, Pierre.

L’avenir, la jeune femme affirme ne pas l’envisager différemment. « Je compte bien profiter de la vie », répète-t-elle en touchant du bout des doigts une pommette gauche reconstruite au bistouri.

« Sa vie s’est jouée à 10 cm », souffle son compagnon. À sa sortie d’hôpital, il est devenu son œil gauche. « Je me place toujours de ce côté, parce qu’elle ne voit pas les gens qui arrivent par là et elle a peur de se faire bousculer », explique le jeune homme.

En colère contre «ceux qui ont donné les ordres»

Depuis le 8 décembre, Fiorina n’a pas versé une larme. Dans un coin de la pièce exiguë trône un punching-ball. « Pour faire sortir des trucs », explique-t-elle. « Mais je n’y arrive pas, je suis essoufflée au bout de trois minutes. »

Les deux « gilets jaunes » disent ne pas en vouloir à la police mais dirigent leur colère contre « ceux qui ont donné les ordres » : « le gouvernement », « Macron et son grand débat ».

« Antonio, c’est un bon mec et un bosseur. Il se retrouve cloîtré chez lui, avec des séquelles à vie, parce que des forces de l’ordre ont commis des abus », juge cependant l’un de ses amis, Gérald. Alors qu’il gagne rarement plus qu’un Smic, Antonio consacre chaque mois environ 300 euros pour venir manifester à Paris. « Si on ne va pas dans la rue, on subira toute notre vie. »

AFP