Sommée de s’expliquer avant mardi minuit sur l’empoisonnement d’un ex-espion sur le sol britannique, et menacée de représailles par Londres qui juge « très probable » sa responsabilité, la Russie a clamé son innocence.
La Russie est « innocente » et « prête à coopérer », à condition d’avoir accès à la substance chimique responsable de l’empoisonnement, a riposté le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov. Retrouvés inconscients sur un banc à Salisbury (sud-ouest de l’Angleterre) Sergueï Skripal et sa fille Ioulia sont toujours hospitalisés en soins intensifs dans un état critique, tandis qu’un policier est conscient mais dans un état grave.
Une nouvelle réunion interministérielle de crise Cobra, convoquée dans les cas d’urgence nationale au Royaume-Uni, a débuté mardi en fin de matinée. Mercredi, la Première ministre britannique Theresa May réunira son Conseil de sécurité nationale (NSC) pour examiner la réponse apportée par Moscou auquel elle a fixé un ultimatum à minuit, a indiqué un porte-parole de Downing Street. La Première ministre s’exprimera ensuite devant les députés pour annoncer les décisions prises, a-t-il précisé.
Londres a reçu le soutien de plusieurs de ses alliés, dont Washington et Paris, qui a condamné une « attaque totalement inacceptable ». L’Union européenne a exprimé sa solidarité « inébranlable ». Se disant « encouragé » par ces soutiens, le ministre britannique des Affaires étrangères, Boris Johnson, a souligné la gravité de l’incident, « première utilisation d’un agent innervant sur le continent européen depuis la Seconde Guerre mondiale ».
Poison incurable
Lundi, Boris Johnson avait convoqué l’ambassadeur russe, sommé d’expliquer si l’empoisonnement de Sergueï Skripal et de sa fille Ioulia, survenu le 4 mars, avait été commis directement par la Russie ou si le gouvernement russe « avait perdu le contrôle » de l’agent innervant, tombé dans les mains d’une tierce partie. Theresa May avait souligné devant le Parlement que la substance utilisée appartenait au groupe des agents « Novitchok », mis au point par la Russie.
Pour Vil Mirzaïanov, l’un des « pères » des agents Novitchok, en exil aux États-Unis, la Russie est le seul pays capable de produire et déployer un agent innervant aussi puissant et « pratiquement incurable ». Même si Skripal et sa fille « survivent, ils ne s’en remettront pas », a déclaré le scientifique au Daily Telegraph. Il craint en outre que « beaucoup d’autres gens aient été exposés » à cette substance.
Theresa May a prévenu qu’en cas d’absence de réponse « crédible » de la part de Moscou, « nous considérerons que cette action constitue un usage illégal de la force par l’État russe contre le Royaume-Uni ». Évoquant les sanctions prises contre des ressortissants russes après l’affaire Litvinenko, ancien agent secret russe empoisonné au Polonium-210 et mort à Londres en 2006, la cheffe du gouvernement s’est dite « prête à prendre des mesures plus importantes ». Elle a notamment mentionné la présence de troupes britanniques stationnées en Estonie dans le cadre d’un déploiement de l’Otan.
Une cyberattaque en représailles ?
Theresa May a indiqué que son gouvernement réfléchissait aussi à une version britannique de l’amendement américain Magnitsky, du nom d’un militant anticorruption russe, afin de saisir les biens des personnes coupables de violations des droits de l’homme. Selon le quotidien britannique The Times, Londres envisage une cyberattaque contre la Russie, s’appuyant sur l’article 51 de la Charte des Nations unies, qui définit le droit de légitime défense en cas d’agression extérieure.
Le secrétaire général de l’Alliance atlantique Jens Stoltenberg a jugé l’empoisonnement « très préoccupant pour l’Otan », qui est « en contact avec les autorités britanniques sur le sujet ». « Il est extrêmement inquiétant que les agents chimiques soient encore utilisés pour blesser les gens », a commenté l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), « vivement préoccupée » par l’affaire.
Pour Moscou, les accusations portées à son encontre sont une « provocation ». Sur Facebook, le ministère russe des Affaires étrangères a affirmé que les accusations visaient à « discréditer la Russie », à l’approche de la Coupe du monde de football, dont elle avait remporté l’organisation notamment aux dépens du Royaume-Uni.
Le Quotidien/AFP
Le Novitchok, « une vraie torture »
L’agent innervant du groupe « Novitchok » (« nouveau venu » ou « petit nouveau » en russe) a été conçu par des scientifiques soviétiques dans les années 1970-1980, les dernières décennies de la Guerre froide Est-Ouest. Les experts occidentaux en savent peu sur ces armes chimiques redoutables, notamment sur les antidotes. « Il y a très peu de renseignements sur la chimie qui est derrière », a expliqué la chimiste et criminologiste Michelle Carlin, de l’université Northumbria. À sa connaissance, cette arme est inédite. Et d’après ce qu’en ont dit ceux qui étaient dans le secret, « la gravité de ses effets était plus grande que les agents innervants connus jusque-là », a-t-elle ajouté.
Les agents innervants sont des contaminants qui s’attaquent au système nerveux, en particulier à des enzymes qui assurent la communication avec les muscles. Jusque-là, les scientifiques se demandaient quel agent innervant avait servi, si ce n’était pas d’autres plus répandus comme le sarin ou le VX. Sergueï Skripal et sa fille Ioulia ont visiblement été victimes d’un crime qui fera date dans l’histoire. Selon plusieurs médias russes, ces agents Novitchok ont été conçus par les scientifiques soviétiques de l’Institut public de chimie organique et de technologie GNIIOKhT, créé à Moscou en 1924, et classé entreprise stratégique par décret présidentiel en 2004.
Il n’y a pas d’autre origine connue pour ces agents, ce qui a poussé Theresa May à estimer « très probable » l’implication du gouvernement russe.
Les effets physiologiques décrits par Vil Mirzaïanov ont de quoi glacer. « C’est une vraie torture, c’est impossible à imaginer. Même à de faibles doses la douleur peut durer des semaines », a-t-il dit.