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Éthiopie : cinq questions sur le conflit en cours et ses conséquences


Cette opération, qualifiée de "guerre" par l'armée éthiopienne, fait peser de lourdes craintes sur la stabilité du deuxième pays le plus peuplé d'Afrique. (photos AFP)

L’offensive militaire éthiopienne contre la région dissidente du Tigré est l’aboutissement de mois de tensions entre le gouvernement fédéral et les dirigeants de la minorité tigréenne, longtemps tout-puissants détenteurs des leviers de pouvoir de l’Éthiopie, avant d’être progressivement mis à l’écart.

Pourquoi le Tigré compte ?
Situé dans l’extrême Nord de l’Éthiopie, le Tigré est un des dix États semi-autonomes qui forment la fédération éthiopienne, organisée sur des bases ethniques. Bordé à l’ouest par le Soudan et au nord par l’Érythrée, il abrite essentiellement des Tigréens, qui constituent 6% de la population nationale (plus de 100 millions d’habitants).

A partir de 1975, la rébellion tigréenne du Front de libération des peuples du Tigré (TPLF) a mené la lutte contre le régime militaro-marxiste du dictateur Mengistu Haïlé Mariam, qui tombe en 1991. Le TPLF a dominé ensuite la coalition qui régna sans partage sur l’Éthiopie jusqu’à ce que Abiy Ahmed, issu de la plus grande ethnie du pays, les Oromo, devienne Premier ministre en 2018.

Les Tigréens, qui occupèrent une place prédominante dans l’armée éthiopienne, furent également en première ligne dans la guerre entre 1998 et 2000 contre l’Érythrée voisine, déclenchée notamment pour des différends territoriaux. La guerre fut officiellement déclarée terminée en 2018, à l’initiative d’Abiy Ahmed, ce qui lui valu son prix Nobel.

Pourquoi la situation s’est-elle envenimée ?
Depuis l’arrivée de Abiy Ahmed, les dirigeants tigréens se plaignent d’avoir été progressivement écartés à la faveur de procès pour corruption ou de remaniements de l’appareil sécuritaire. En 2019, le TPLF est de facto passé dans l’opposition en refusant la fusion de la coalition au pouvoir en un seul parti, le Parti de la Prospérité, voulue par Abiy Ahmed.

En septembre, le Tigré a organisé ses propres élections, défiant le gouvernement qui avait reporté tous les scrutins en raison du Covid-19.

Addis Abeba considère désormais illégal le gouvernement régional du Tigré, qui à son tour ne reconnaît pas de légitimité au Premier ministre. Le 4 novembre, Abiy Ahmed a accusé le TPLF d’avoir franchi la « ligne rouge » en attaquant deux bases de l’armée fédérale au Tigré, justifiant une riposte militaire. Le TPLF a à son tour accusé le Premier ministre d’avoir inventé cette histoire pour justifier son intervention militaire.

Que se passe-t-il à présent ?
Malgré un black-out total sur les opérations militaires, apparaissent les premiers signes de combats, apparemment nourris, entre armée éthiopienne et forces tigréennes (composées d’une force paramilitaire et d’une milice). Les combats se concentreraient dans l’Ouest du Tigré, près de la frontière avec la région Amhara. Une centaine de soldats éthiopiens ont été hospitalisés pour des blessures « par balles », a indiqué dimanche un médecin de l’Amhara.

L’aviation éthiopienne a mené plusieurs raids depuis le début du conflit, sans qu’on n’en connaisse ni les objectifs ni les conséquences. Des troupes fédérales font mouvement vers le Tigré depuis d’autres endroits du pays, une manœuvre destinée semble-t-il à encercler la région.

Question toujours sans réponse depuis le début des hostilité : qui contrôle le Commandement Nord de l’armée fédérale, installé au Tigré et richement doté en équipements militaires ? Le TPLF affirme qu’il a rejoint la cause tigréenne, ce que dément Addis Abeba.

Quelles conséquences possibles ?
Les forces du Tigré sont estimées à 250 000 hommes, de quoi alimenter une guerre « longue et meurtrière », selon le groupe de prévention des conflits International Crisis Group (ICG).

Abiy Ahmed, qui vise le renversement du gouvernement régional, promet de circonscrire le conflit au Tigré. Mais déjà la région Amhara, que d’anciens différends territoriaux oppose au Tigré, est impliquée aux côtés des forces fédérales. L’ICG met en garde : si le conflit n’est pas rapidement stoppé, il sera « dévastateur », tant pour le pays que pour le reste de la Corne de l’Afrique.

Les voisins de l’Éthiopie – Soudan, Somalie, Érythrée et Djibouti – pourraient subir les contrecoups du conflit, notamment un afflux de réfugiés, et l’Érythrée être tentée de régler de vieux comptes avec le TPLF.

L’armée éthiopienne joue par ailleurs un rôle important en Somalie, où elle lutte contre les islamistes radicaux shebab.

Cette guerre vient également troubler l’agenda de réformes démocratiques du Premier ministre et plus largement ses efforts pour la paix dans la région, sur fond d’élections générales désormais prévues en 2021. En l’état, rien ne semble pouvoir le faire reculer : lundi, il promettait que « l’opération de maintien de l’ordre » en cours serait terminée « sous peu ».

LQ/AFP

Avant Abiy Ahmed, ces prix Nobel de la paix dont l’étoile a pâli

Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed.

Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed.

Aung San Suu Kyi, Barack Obama et, tout dernièrement, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed… l’étoile de certains lauréats du prix Nobel de la paix a parfois pâli avec le temps. Les statuts de la Fondation Nobel ne prévoient pas qu’un récipiendaire puisse restituer son prix ni qu’il soit révoqué.

2009 : Barack Obama
Sa distinction en 2009, neuf mois à peine après sa prise de fonction à la tête des États-Unis, est accueillie avec circonspection. Une décennie plus tard, de nombreuses voix continuent de s’élever, notamment sur les réseaux sociaux, pour que le prix soit retiré à celui qui a, durant ses huit années passées à la Maison Blanche, engagé son pays dans plusieurs opérations militaires et raids aériens, notamment au Moyen-Orient.

1994 : Shimon Peres
Lauréat avec Yitzhak Rabin et Yasser Arafat pour avoir oeuvré en direction de la paix entre Palestiniens et Israéliens, Shimon Peres est accusé en 2009 par un ex-membre du comité Nobel d’avoir « déshonoré » le prix Nobel pour avoir, en tant que président d’Israël, défendu une attaque israélienne qui a fait une quarantaine de morts dans une école de Gaza.

1991 : Aung San Suu Kyi
Nobélisée en 1991 pour sa résistance pro-démocratique face à la junte militaire, la « Dame de Rangoun » est longtemps sanctifiée. Devenue ensuite la femme forte de Birmanie, elle est vivement critiquée pour son inaction face aux exactions de l’armée birmane et de milices bouddhistes à l’encontre de la minorité musulmane rohingya, qualifiées de « génocide » par des enquêteurs de l’ONU. Près de 430 000 personnes signent une pétition en ligne pour réclamer la révocation de son prix.

1973 : Henry Kissinger
Honoré avec Le Duc Tho pour les accords de paix de Paris censés amener un cessez-le-feu dans la guerre au Viet Nam, l’Américain Henry Kissinger est ensuite accusé d’avoir favorisé l’escalade du conflit et d’avoir soutenu des dictatures pendant la Guerre froide.

1907 : Ernesto Teodoro Moneta
Le pacifiste italien Ernesto Moneta est, quatre ans après avoir reçu son Nobel, vivement critiqué pour avoir soutenu l’entrée en guerre de son pays contre l’Empire ottoman en 1911.