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En Centrafrique, la légalisation du bitcoin suscite perplexité et soupçons


L'application pratique du Bitcoin paraît hypothétique dans un pays où seulement 15% de la population a accès à l'électricité. (Photo AFP)

Après le Salvador, la Centrafrique a adopté le Bitcoin comme monnaie de référence au côté du franc CFA. Une décision qui soulève de nombreuses questions.

En Centrafrique, deuxième pays le moins développé au monde selon l’ONU, sous assistance humanitaire et en guerre civile depuis neuf ans, où un habitant sur 10 a l’électricité et l’internet, l’adoption du bitcoin comme monnaie légale paraît pour le moins saugrenue.

A tel point que le seul Etat, avec le Salvador, à l’avoir fait est aussitôt soupçonné de vouloir favoriser les transactions douteuses, au moment où le régime subit les foudres de l’ONU, des capitales occidentales -dont Paris- et des ONG internationales, qui lui reprochent d’avoir livré la Centrafrique à la Russie et aux « mercenaires » de la sulfureuse Wagner, accusée de « piller » ses ressources en échange d’un soutien militaire contre les rebelles.

Moscou est sous sanctions économiques internationales depuis l’invasion de l’Ukraine et Bangui se plaint constamment d’un embargo des Nations unies sur les armes depuis 2013.

Le 28 avril, le président Faustin Archange Touadéra annonce, à la surprise générale, que le Parlement de ce pays très pauvre d’Afrique centrale a voté une loi qui « régit toutes les transactions » en cryptomonnaies et fait du bitcoin une « monnaie de référence » au côté du franc CFA. Tous les paiements en monnaie numérique, jusqu’aux impôts, sont autorisés.

Son application pratique paraît bien hypothétique dans un pays de 5,5 millions d’habitants dont seulement 15% ont accès à l’électricité -même dans la capitale Bangui, les longues coupures sont quotidiennes- et 10% à l’internet, selon la Banque mondiale.

« Qu’est-ce c’est ? »

Devant un des rares distributeurs automatiques de billets de la ville, alimenté par un groupe électrogène, la légalisation du bitcoin laisse perplexe.

« Qu’est-ce que c’est ? », s’enquiert Sylvain, la trentaine, dans la file d’attente. « Je ne sais pas ce que c’est les cryptomonnaies, je n’ai même pas internet », rigole Joëlle plus loin devant son petit étal de légumes.

« Nous allons éduquer la population et bientôt passer à la fibre optique et une faible connexion internet suffit pour acheter de la cryptomonnaie », assure à l’AFP le porte-parole du gouvernement, Serge Ghislain Djorie.

Même chez les quelques hommes d’affaires susceptibles d’avoir les moyens, les connaissances et la technologie pour y recourir, la loi laisse pantois.

« Je n’ai pas d’intérêt à avoir des bitcoins ici, nous n’avons aucune infrastructure, aucun savoir pour se lancer dans cette aventure, il n’y a aucune cellule de cybercriminalité pour garantir la sécurité », explique au téléphone un entrepreneur de Bangui qui veut rester anonyme, ajoutant: « il y a d’autres priorités comme la sécurité, l’énergie, l’accès à l’eau, à internet, construire des routes… »

« Si le bitcoin peut faciliter certaines transactions, c’est un choix étrange comme moyen de paiement régulier » dans un tel pays, s’étonne Ousmène Jacques Mandeng, professeur à la London School of Economics and Political Science.

Les Etats qui adoptent une autre devise choisissent en général une monnaie plus stable que la leur (dollar américain, euro), le cours du bitcoin étant extrêmement fluctuant.

Volatilité

« La volatilité excessive du bitcoin se traduit par des fluctuations des économies, de la consommation et de la richesse des ménages » si la cryptomonnaie est adoptée, prévient Ganesh Viswanath-Nastraj, professeur à la Warwick Business School.

« Il y a en ce moment un processus pour un encadrement concerté entre les six pays de la Communauté économique des Etats d’Afrique centrale (CEMAC), les autorités anti-blanchiment et les régulateurs pour légiférer sur les cryptomonnaies », mais « nous n’avons pas été avertis par Bangui de sa décision », souligne Didier Loukakou, directeur de la réglementation à la Commission de surveillance du marché financier de l’Afrique centrale (Cosumaf).

Bangui a donc surpris tout le monde par l’incongruité d’une législation permettant l’usage de la monnaie numérique dans un état en guerre et quasi-failli, qui ne peut nourrir sa population sans l’aide humanitaire internationale, ni payer la totalité de ses fonctionnaires sans celle des bailleurs étrangers. Et dont le ministre de l’Economie vient de juger « alarmant » l’état des finances publiques.

Une corruption systémique

« Le contexte, avec une corruption systémique et un partenaire russe sous sanctions internationales, incite à la suspicion », analyse pour l’AFP Thierry Vircoulon, spécialiste de l’Afrique centrale à l’Institut français des relations internationales (IFRI), ajoutant: « la recherche de voies de contournement des sanctions financières internationales par la Russie invite à la prudence ».

« Le président Touadéra a fait de la Centrafrique une terre d’accueil pour le crime organisé transnational » et « des individus sont impliqués dans le blanchiment d’argent et les trafics de ressources naturelles, de drogue, d’armes… », écrivait déjà en octobre 2020 l’ONG américaine The Sentry, spécialisée dans la traque de « l’argent sale des guerres », invoquant notamment « Wagner et d’autres réseaux russes ».

Toutefois, la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), Kristalina Georgieva, a affirmé récemment qu’il n’y avait « pas de solides preuves que l’argent numérique puisse être utilisé pour contourner les sanctions » internationales en général.