Au Kurdistan syrien, la lutte contre Daech des milices kurdes attire des jeunes femmes en quête de liberté. Deux membres des Unités de protection de la femme (en kurde, Yekîneyên Parastina Jin, YPJ) étaient de passage à Luxembourg, jeudi. Témoignage.
Iman al-Darwish et Nessrin Abdalla sont toutes deux commandantes dans les YPJ. Invitées pour participer à une soirée de soutien au Luxembourg, mardi dernier, elles ne sont finalement arrivées que jeudi, après être restées bloquées à la frontière syrienne qu’elles ont dû traverser dans le coffre d’une voiture afin de se rendre au Liban, d’où allait partir leur avion : «En temps de guerre, on ne maîtrise pas toujours le timing», lance, laconique, Nessrin Abdalla, au théâtre des Casemates à Luxembourg-Bonnevoie, où nous nous étions donné rendez-vous.
Au Rojava qu’elle vient de quitter, l’heure est à la reconstruction. «Du point de vue militaire, nous sommes en train de mettre en place une protection durable des territoires libérés de Daech» , explique la commandante.
En Europe, l’apparition d’images de femmes combattantes, souvent jolies, faisant la guerre aux côtés d’hommes contre la barbarie islamiste, de surcroît au sein de régiments entièrement composés de femmes, a ravivé d’anciens fantasmes. Patrice Franceschi, dans le livre qu’il leur a consacré, parle d’«amazones de feu». D’autres voient plutôt des «couvents militarisés» où les jeunes filles kurdes sont transformées en chair à canon pour servir les desseins du PKK. La vérité, elle, est probablement plus compliquée.
Aucun commentaire du ministre Nicolas Schmit
«Notre combat ne saura s’exprimer par la voie d’une photo seule. Le combat et la lutte pour les droits des femmes est devenu la raison du combat du Rojava et de l’autonomie démocratique» , se défend Nessrin Abdalla. Elle plisse les yeux. Son regard ressemble à présent à celui du commandant Massoud, le «Lion du Pandjchir» qui, comme elle, était venu plaider en Europe sa cause, en l’occurrence celle du peuple afghan.
Au cours de la journée de jeudi, les deux combattantes ont été reçues par Nicolas Schmit, le ministre du Travail : «Nous espérons que ce sera le début d’une fraternité durable», comme le formule Nessrin Abdalla. Le PYD et les YPG, contrairement au PKK, ne sont pas classés parmi les organisations terroristes par l’Union européenne. Malgré tout, Nicolas Schmit n’a pas souhaité commenter cette rencontre.
Au Rojava, on parle ces jours-ci de «révolution dans la révolution». Depuis que la région dispose de sa propre administration autonome, on assiste à la construction d’un nouvel État, fondé sur les idéaux de justice sociale, raciale et ethnique, aux premières loges de laquelle on trouve les femmes combattantes des YPJ : «Si on aborde la lutte des femmes par le seul côté de la lutte militaire, cela ne suffira pas pour expliquer notre combat» , met en garde Nessrin Abdalla.
« L’héritage de deux siècles de lutte des Kurdes »
Dans certaines parties du Kurdistan, comme dans beaucoup d’autres sociétés du Moyen-Orient, les femmes n’ont guère d’autre choix (aujourd’hui encore) que de mener une existence d’épouse soumise et de mère dévouée. Mais contrairement aux Arabes, Yézidis, Syriaques et autres, les femmes kurdes ont une longue tradition subversive, dont on trouve les premières traces à l’époque de Kemal Atatürk, dans certains villages alévis kurdes.
«La lutte des femmes du Rojava est en relation étroite avec l’histoire et les soulèvements de notre peuple. Le combat actuel est l’héritage de deux siècles de lutte de la part des Kurdes», confirme Nessrin Abdalla, avant d’ajouter : «Dans l’histoire et dans la lutte actuelle, il y aurait des exemples à citer, comme celui d’Arin Mirkan, qui s’est fait exploser sous un char de Daech à Kobané, pour stopper leur avancée.»
Ces propos choquent, tout comme l’étrange culte autour des «martyres» (qui, même dans leur mort, semblent encore appartenir aux YPG) et l’idée que toutes ces jeunes femmes semblent n’avoir pour voie d’émancipation que la guerre. Cela paraît inacceptable et leur détermination donne le vertige. La plupart viennent de familles pauvres.
Les YPJ, seule alternative digne
Elles rejoignent les rangs des YPJ pour échapper à l’enfermement des communautés locales, souvent sans avertir leurs parents : «C’est toujours comme cela : ce sont les pauvres qui s’approprient toutes les luttes», estime Nessrin Abdalla, en réponse à ceux qui prétendent que tout ce que fait le PYD, c’est exploiter à ses propres fins les aspirations de toute une génération de femmes…
La réalité, c’est qu’aujourd’hui les YPJ drainent toutes les femmes de la région, car elles apparaissent comme une digne alternative à l’existence qui leur est offerte au sein de leur communauté. Avant d’être soldats, elles apprennent à lire, à écrire et pour la première fois dans leur vie, se sentent valorisées. On ne doutera pas de leur loyauté. Tout comme de leur aversion envers Daech, en opposition radicale avec l’idéal féminin qu’elles incarnent et qui fait d’elles une arme redoutable dans la lutte contre le fascisme islamiste.
«Si Daech ne parvient pas à propager son idéologie dans le Rojava, c’est grâce à l’approche politique et philosophique du PKK», analyse Nessrin Abdalla. En effet, ce qu’on enseigne aux jeunes recrues des YPJ est un puissant contre-narratif qui les immunise contre l’islamisme puritain et funeste qui les assiège. «Si vous avez une approche philosophique, vous êtes tout le temps en train de faire la révolution» , explique la commandante kurde, qui sait de quoi elle parle : «Au Moyen-Orient, la femme incarne l’honneur. Or dans nos unités, nous combattons cette idée. L’honneur est dans la lutte, non pas dans le physique. Il est la protection de la terre, la propreté de l’âme, l’homme en soi.»
Une indépendance hypothétique
Parmi les femmes yézidis du Sinjar qui viennent de créer leur propre unité de combat, beaucoup ont été réduites en esclavage et violées par les hommes de Daech. Si bien que rentrer à la maison signifierait pour elles endurer le «déshonneur», qu’aux yeux de beaucoup elles ont attiré sur leur famille.
Il y a de bonnes raisons de croire que le Kurdistan indépendant n’est pas près de voir le jour de sitôt, tout comme force est de constater que les milices kurdes (YPG ou YPJ) ont surtout paru, jusqu’à présent, aux yeux de la coalition internationale, un élément utile et peu cher pour combattre l’avancée de l’EI en Syrie. Mais on ne saura sous-estimer l’influence déterminante qu’elles auront eue sur le cours de la guerre en Syrie et la dynamique à laquelle elles ont donné naissance.
Frédéric Braun
Rojava, le Kurdistan syrien
En 2012, à la suite du repli des troupes de Bachar al-Assad, les milices kurdes prennent le contrôle du Rojava, région située à l’ouest du Tigre, à la frontière turque. Composée des trois cantons Afrin, Kobané et Djezireh, elle forme ce qu’on appelle le Kurdistan syrien.
L’évènement marque le début d’une expérience de démocratie directe, mais aussi d’affrontements d’une violence inouïe qui feront des combattants kurdes (Unités de protection du peuple, YPG), et en particulier de leurs unités féminines (YPJ), des héros aux yeux du monde entier, alors même que le Parti de l’union démocratique kurde syrien (PYD), dont ces combattants forment le bras armé et qui est le parti jumeau du PKK, est considéré par la Turquie comme une organisation terroriste.
Dans le Rojava, où était en train de se mettre en place une organisation de la vie basée sur le confédéralisme démocratique développée par l’emblématique leader des Kurdes Abdullah Öcalan emprisonné en Turquie depuis 1999, les combattants se voient bientôt confrontés aux armées terroristes islamistes du Front al-Nosra et de l’État islamique (EI), en train de marcher sur Kobané.
Alors que la population franchit la frontière pour se réfugier en Turquie, les combattants kurdes se lancent dans de coûteux combats de rues avec les islamistes qu’ils parviendront à chasser de la ville à l’été 2015, en partie grâce aux bombardements alliés, qui resteront l’unique soutien de la part de la communauté internationale à ses armées, faiblement équipées.
Kobané est également le lieu où, pour la première fois, Kurdes syriens et peshmerga (les forces armées du Kurdistan iraquien) ont combattu côte à côte, rapprochant les combattants de l’idéal d’un Kurdistan uni et indépendant. À peu près au même moment, des forces de l’YPG et du PKK ont d’ailleurs réussi à libérer 74 000 Yézidis retranchés dans les montagnes du Sinjar, en Iraq, grâce à la mise en place d’un corridor sécurisé. Là encore sans l’appui de la coalition internationale, sous les yeux du monde entier et au grand dam des autorités turques.
Lorsque les forces kurdes reprennent la ville de Sinjar dans la plaine occupée précédemment par l’État islamique, ils découvrent des fosses communes avec les cadavres d’environ 80 femmes yézidis. Environ 10 000 sont portées disparues. Depuis, il ne se passe pas un jour sans qu’on découvre de nouvelles fosses communes. Parmi celles qui ont survécu, beaucoup ont trouvé asile au Kurdistan syrien, souvent dans les rangs des YPJ, les unités des combattantes féminines, devenues un lieu de refuge pour les femmes de la région entière.