Des organisations de la société civile française ont créé en octobre dernier la Maison des lanceurs d’alerte, une structure pour accompagner et soutenir les lanceurs d’alerte, tant sur le plan juridique que psychologique et financier.
L’idée s’est imposée avant même que le terme de lanceur d’alerte soit réellement connu. «À cette époque, même les lanceurs d’alerte ne savaient pas qu’ils étaient des lanceurs d’alerte», plaisante Glen Millot, l’un des initiateurs de la Maison des lanceurs d’alerte, structure unique en son genre, fondée en France en octobre dernier.
À l’origine, deux ONG, Sciences citoyennes et Transparency International, avaient tôt compris le besoin d’aider et protéger ceux qui risquent parfois gros en divulguant des scandales sanitaires, fiscaux, environnementaux ou tout autre sujet d’intérêt général. «La question des lanceurs d’alerte est liée à la démocratie», confirme Glen Millot.
«Nous avons réclamé la création d’une loi protectrice dès 2004, quand nous avions accompagné des lanceurs d’alerte poursuivis pour diffamation.» Coordinateur depuis 15 ans de la fondation Sciences citoyennes, Glen Millot occupe désormais la même fonction à la Maison des lanceurs d’alerte. «À temps très partiel», la toute jeune association devant se contenter de moyens modestes : un seul salarié à temps plein et deux temps partiels. Le succès du projet sera aussi tributaire de la générosité du grand public.
La Maison des lanceurs d’alerte poursuit des objectifs multiples, mais sa priorité va clairement à la protection de ceux qui lancent l’alerte.
Les ennuis s’additionnent
Ce qui revient parfois à additionner les ennuis. Le lanceur d’alerte risque son boulot et les tribunaux. Il peut se retrouver sur la paille, être harcelé, dénigré, perdre ses amis et sa famille. Ces perspectives n’encouragent pas des divulgations dont on n’est, de surcroît, pas sûr qu’elles feront bouger les choses.
Pour ces raisons, le soutien juridique, matériel et psychologique est indispensable. «Mon alerte s’est très bien passée grâce à la formidable mobilisation qui s’est mise en place autour de moi», reconnaît aujourd’hui Antoine Deltour, à l’origine des premières révélations des LuxLeaks et membre du conseil d’administration de la Maison des lanceurs d’alerte (lire notre entretien avec Antoine Deltour sur la Maison des lanceurs d’alerte).
L’originalité de cette nouvelle structure réside dans ses membres fondateurs, exclusivement issus de la société civile, ONG et syndicats. Les pouvoirs publics n’en sont pas partie prenante, comme c’est par exemple le cas aux Pays-Bas.
La Maison des lanceurs d’alerte n’est pas un lieu d’accueil mais un point de contact, une plateforme. «Dans un premier temps, nous ne recueillons pas d’informations. Nous ne sommes pas WikiLeaks, notre but n’est pas de lancer l’alerte mais d’expliquer au lanceur d’alerte la démarche à suivre pour ne pas se mettre en danger face à la loi», explique Glen Millot. Si la loi Sapin 2, adoptée en France en 2016, a créé un cadre protecteur pour le lanceur d’alerte, il doit cependant se soumettre à une procédure précise pour en bénéficier. S’il est salarié, il doit d’abord lancer l’alerte en interne, dans l’entreprise, auprès de ses supérieurs hiérarchiques. Si rien ne se passe dans un délai «raisonnable», il peut saisir les autorités administratives ou judiciaires. Et si elles n’agissent pas dans les trois mois, il pourra enfin s’adresser à des médias, syndicats ou ONG pour divulguer ses informations.
Constituer un panel d’experts
«Cette procédure est peu connue et il est donc important que les lanceurs d’alerte se tournent rapidement vers nous pour ne pas commettre d’erreur», poursuit Glen Millot. «Si l’entreprise et les autorités n’agissent pas, nous recueillons les informations par un mode sécurisé et les vérifions. Elles ne seront rendues publiques que dans les cas où aucune autre solution n’est trouvée.»
Vérifier les informations nécessite des compétences pointues. «Nous essayons de constituer un panel d’experts. Avec le Syndicat des avocats de France, nous voulons établir une liste d’avocats prêts à intervenir. Nous cherchons aussi des scientifiques, des fiscalistes, toutes sortes de spécialités.» Le champ est d’autant plus large que la loi française est la première à protéger les faits dénoncés en dehors du monde du travail. Pour autant, c’est toujours de là que partent la plupart des alertes.
Pour cette raison, quatre syndicats figurent parmi les fondateurs de la Maison des lanceurs d’alerte (UGICT-CGT, CFDT cadres, Solidaires et le Syndicat national des journalistes). «Pour nous, c’était une évidence. En tant que syndicat de cadres, nous sommes confrontés au problème de longue date», rapporte Sophie Binet, secrétaire général de l’UGICT, l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens de la CGT.
Les cadres en première ligne
«Les lanceurs d’alerte sont le plus souvent des salariés en responsabilité professionnelle, des cadres ayant accès à des informations sensibles, auxquels il peut être demandé de commettre des choses illégales ou contraires à leur déontologie», soutient-elle. «Ils n’ont pas beaucoup de choix : soit ils s’exécutent, soit ils quittent l’entreprise.»
Selon Sophie Binet, son syndicat est régulièrement saisi par des lanceurs d’alerte sur des dysfonctionnements auxquels une solution est généralement trouvée au sein de l’entreprise. Mais d’autres fois, la CGT porte plainte. Ce fut le cas dans l’affaire des 600 millions de rétrocomissions versées lors du rachat de Printemps par des investisseurs qatariens, en 2013. «L’information venait de cadres à hautes responsabilités», dit Sophie Binet.
Pour sortir de ces situations, les syndicats réclament «des droits associés aux responsabilités des cadres». «Cela pourrait se faire sur le modèle d’un code de déontologie dont les grandes lignes seraient inscrites dans le code du travail. Il autoriserait les cadres à refuser certaines choses», expose Sophie Binet.
Par leur présence, les syndicats illustrent la deuxième grande mission que se fixe la Maison des lanceurs d’alerte : plaider pour une amélioration de la loi. Les ONG et syndicats réclament principalement que la protection accordée aux lanceurs d’alerte soit étendue aux organisations qui les soutiennent.
Danger de manipulation
Forts pour certains d’une expérience de 15 ans dans le traitement des alertes, les fondateurs de la structure proposent également des formations aux ONG, syndicats ou journalistes qui accompagnent des lanceurs d’alerte.
Depuis sa création en octobre, la structure a déjà été contactée par de potentiels lanceurs d’alerte, confie Glen Millot, sans en dévoiler le nombre. Les alertes sont en tout cas nombreuses. Le Défenseur des droits, qui peut également être saisi, en a enregistré 84 en 2018. «Ce n’est que la pointe émergée de l’iceberg, ce chiffre est assez faible au regard du nombre d’alertes lancées», certifie le coordinateur.
La multiplication des alertes exige d’avancer avec prudence, le risque d’être piégé, manipulé ou simplement de tomber sur un lanceur d’alerte fantaisiste étant réel. «Si le lanceur d’alerte refuse par exemple de fournir toutes les infos, nous ne marchons pas», dit Glen Millot. «Il ne faut pas se rater, ne pas mettre la Maison des lanceurs d’alerte en danger. Si nous sommes éclaboussés, il y aura forcément des conséquences. Mais nous sommes solides, nous avons l’habitude de prendre des coups.»
Fabien Grasser
Hormis la dénonciation de faits de corruption, la loi luxembourgeoise ne protège pas les lanceurs d’alerte. Un projet de loi est bien enfoui depuis plusieurs années au fond des tiroirs du ministère de la Justice, mais il n’en sort pas. Et n’en sortira pas tout de suite. La coalition semble néanmoins déterminée à avancer sur la question, mais elle le fera uniquement à la remorque de l’Union européenne. «La proposition de directive relative à la création d’une législation européenne uniforme visant à protéger les lanceurs d’alerte sera appuyée et le nécessaire sera fait en vue d’une transposition rapide de cette directive en droit luxembourgeois», est-il écrit dans l’accord de coalition présenté en décembre.
«Le projet est effectivement dans les tiroirs depuis un moment, mais nous ne voulions pas adopter une loi qui ne serait pas conforme à la future directive européenne. Nous attendons pour ne pas avoir à la modifier par la suite et devoir faire le travail deux fois», explique Laurent Thyes, conseiller au ministère de la Justice. Après des années de débats parfois conflictuels entre le Parlement européen, la Commission et le Conseil, la directive européenne sur la protection des lanceurs d’alerte devrait voir le jour dans les prochains mois.
Les négociations en trilogue – entre Parlement, Commission et Conseil – ont commencé le 29 janvier et se poursuivront le 19 février. «Chaque partie devra forcément faire des compromis, cela se passe toujours comme ça», indique-t-on dans l’entourage de Virginie Rozière, l’eurodéputée française, rapporteuse du projet pour le Parlement européen.
Le Grand-Duché tenu à la jurisprudence «LuxLeaks».
Réclamée avec insistance par les députés européens depuis 2014 et le scandale LuxLeaks, l’adoption de cette directive s’est heurtée à l’opposition de plusieurs États membres sur certains points. Des pays voulaient ainsi en exclure les alertes sur la fiscalité, craignant que cela ne débouche sur une définition européenne de l’évasion fiscale qui s’imposerait à tous les États membres. L’Irlande et le Royaume-Uni se sont montrés particulièrement chatouilleux sur ce point. «Mais pas le Luxembourg, contrairement à ce qui a pu être dit, relève Laurent Thyes. De toute façon, après le procès LuxLeaks, ce serait contraire à la jurisprudence qui ne va pas dans ce sens. La justice luxembourgeoise a retenu les critères de la Cour européenne des droits de l’homme, qui accorde également la protection aux lanceurs d’alerte sur les sujets fiscaux.»
D’autres sujets d’achoppement sont apparus au fil des discussions entre parlementaires et le Conseil, qui représente les exécutifs des États. Le Conseil plaide ainsi pour une alerte en trois étapes (interne à l’entreprise ou organisation, externe vers les pouvoirs publics et enfin vers la société civile ou les médias). Pour les eurodéputés, le lanceur d’alerte doit avoir le choix du canal en fonction de l’information dont il est porteur et ils plaident pour un raccourcissement du délai que le Conseil veut fixer à neuf mois avant que le lanceur d’alerte ne soit autorisé à divulguer ses informations.
Priorité au droit à l’information
La garantie de l’anonymat est également primordiale pour les eurodéputés, qui jugent que la future directive doit accorder la protection à tous les lanceurs d’alerte, indépendamment de leurs motivations et du degré de gravité de leurs révélations, du moment où elles relèvent de l’intérêt général. Pour les parlementaires, l’enjeu principal du texte est de garantir le «droit à l’information des citoyens en cas d’atteinte à l’intérêt général».
Dans leurs rapports définitifs sur la question, le Parlement européen et le Conseil s’accordent au moins sur une étude menée en 2017 par la Commission, affirmant «que la perte de bénéfices potentiels due à l’absence de protection des lanceurs d’alerte se situerait entre 5,8 et 9,6 milliards d’euros par an pour l’ensemble de l’UE dans le seul domaine des marchés publics».