«Roy», architecte ukrainien affecté au pilotage de drones, dessine dans son carnet de croquis l’agonie de «Donbass» et le sort d’autres camarades morts au front. Les horreurs de la guerre couchées sur papier, pour «ne pas devenir fou».
À l’invasion russe de l’Ukraine, Andriï se porte volontaire pour combattre et devient mitrailleur, puis pilote de drone. Et rapidement, cet architecte se met à dessiner les horreurs qu’il voit au quotidien. Ses croquis sombres au crayon graphite représentent souvent la mort, parfois entourée de nuées de papillons pour les soldats ukrainiens, ou bien de mouches pour les russes, symbolisés aussi par des monstres difformes.
«Ce sont des émotions que vous mettez sur papier pendant votre temps libre, et cela aide à ne pas devenir fou», lâche le dessinateur de 48 ans, «Roy» de son nom de guerre. «Les monstres que je dessine ne peuvent pas être filmés ou photographiés, mais c’est ce qui se passe dans ma vie depuis deux ans», explique-t-il entre deux vols de son drone de reconnaissance, Leleka, qui surveille la zone russe, derrière la ligne de front, près de Bakhmout, dans l’est de l’Ukraine.
«Un petit dessin modeste» avec une histoire
Le dessin le plus emblématique de son petit carnet décrit une scène dramatique qu’il a vue en direct à l’écran, longuement filmée par la caméra de son aéronef. On y voit un soldat ukrainien portant casque et gilet pare-balle, allongé sur le dos dans un paysage de ruines, entouré des dépouilles de quatre camarades. Le blessé a une main levée, comme s’il appelait à l’aide. Son visage est tourné vers le ciel, ses yeux dirigés vers le centre du dessin et celui qui l’observe à travers la caméra du drone.
En arrière-plan, des ruines figurent des têtes de mort fantomatiques, et sur la droite le mot «EAU», écrit en majuscule, est répété une dizaine de fois. C’est «un petit dessin modeste dans un carnet de croquis, mais derrière il y a une histoire. C’est exactement ce que j’ai vu de mes propres yeux», dit l’architecte.
«C’était une mort terrible»
La scène se déroule l’été dernier, lors de combats pour reprendre aux Russes le village de Klichtchiïvka, situé au sud de Bakhmout, localité conquise par les forces de Moscou en mai 2023 après des mois de combats meurtriers. «Roy» ne le sait pas encore, mais le soldat blessé qu’il observe avec son drone a pour nom de guerre «Donbass» et il le connaît très bien. Les deux se sont portés volontaires pour l’armée à Odessa, la ville portuaire du sud. Affectés dans la même brigade, ils combattent ensemble, notamment à Avdiïvka, où leur unité est décimée. Ils sont ensuite transférés dans la 22e brigade, où Roy est aujourd’hui pilote de drone.
«Je ne savais pas qu’il s’agissait de « Donbass ». J’ai vu un homme vivant qui bougeait à peine la main en direction du drone. Il était allongé sur un tas de briques cassées. Nous l’avons surveillé toute la journée», raconte-t-il. De retour à sa base en fin de journée, on lui apprend que son copain «Donbass» est probablement mort à Klichtchiïvka. Il comprend vite que c’est ce camarade qu’il a longuement observé. On lui explique que «Donbass» et son petit groupe «sont partis à l’assaut». Ils n’ont pas eu de chance, un obus est tombé à proximité. Seul son copain survit, mais a les jambes brisées.
Sous un soleil brûlant, «il a rampé un peu et a appelé à la radio. Il ne disait qu’un seul mot : « eau, eau, eau… ». Ils l’ont entendu jusqu’à ce que sa radio s’éteigne», selon le récit que lui font les opérateurs radio. «À la fin, il pouvait à peine respirer : « De l’eau, de l’eau », gémissait-il. C’était une mort terrible», raconte ému le dessinateur. «J’étais stupéfait» en apprenant l’identité du blessé agonisant, dit «Roy». Puis, il s’est assis sur son lit pour dessiner.
Les monstres que je dessine ne peuvent pas être filmés ou photographiés, mais c’est ce qui se passe dans ma vie depuis deux ans
Il raconte aussi le drame à un ami d’Odessa avec qui il a combattu, Oleksandr Avanessov, retourné à la vie civile après avoir été grièvement blessé. Ce dernier lui envoie plus tard un poème en russe qu’il vient d’écrire et dans lequel il fait parler «Donbass». «Mes jambes sont brisées… ça fait mal… Et le soleil brille, comme pour la dernière fois (…) De l’eau… de l’eau… de l’eau… juste une gorgée. Et le sang suinte des plaies profondes. Tel est le destin des hommes de nos jours», dit l’élégie.
Pour «Roy», cette guerre est celle «pour la survie de l’Ukraine en tant que nation. C’est pourquoi je suis ici». «J’ai réalisé que nous sommes un avant-poste entre l’Europe et une horde de cannibales.»