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Comment la lanceuse d’alerte Frances Haugen a pris le pouvoir


France Haugen, 37 ans, a su s'organiser et s'entourer pour mener à bien son "entreprise". (photo AFP)

Frances Haugen, l’ancienne informaticienne de Facebook responsable d’une intense crise de réputation pour le réseau social, trace un parcours de lanceuse d’alerte à l’opposé de nombre de ses prédécesseurs, qui ont fini en exil ou ruinés.

« Je n’aime pas l’attention », avait-elle assuré sur scène lundi, lors de l’ouverture à Lisbonne du salon international des technologies (Web Summit). L’ingénieure est pourtant passée de l’ombre à lumière cet automne avec l’aide de professionnels de la communication et d’investisseurs, pour mener campagne contre son ancien employeur, qu’elle accuse de faire passer ses profits avant la sécurité des milliards de personnes qui utilisent ses services.

Avant de quitter l’entreprise en mai, cette ancienne membre d’une équipe dédiée à l’intégrité civique au sein du groupe californien a récolté des milliers de documents internes, qu’elle a ensuite graduellement fait fuiter auprès d’organisations de presse. Elle les a aussi remis à l’autorité boursière du pays, la SEC. Et elle passe depuis de plateaux télé en parlements, répétant à l’envi son message, pour le public de l’émission américaine « 60 minutes » début octobre, puis les sénateurs américains, les parlementaires britanniques et les eurodéputés à Bruxelles.

« Ce n’est clairement pas une situation à la David contre Goliath. Elle est très organisée et en position de pouvoir », remarque Vigjilenca Abazi, chercheuse de l’ONG Government Accountability Project. « C’est quelqu’un de très à l’aise avec les médias, capable de raconter son histoire d’une façon très convaincante, qui la rend plus sympathique (que d’autres lanceurs d’alerte). »

Alliés et stratégie

Contrairement à Julian Assange (fondateur de WikiLeaks en prison à Londres), Chelsea Manning (informatrice de WikiLeaks incarcérée pendant sept ans), Edward Snowden (révélations sur les services secrets américains) ou Christopher Wylie (Cambridge Analytica/Facebook), Frances Haugen s’est rapidement très bien entourée avant de se lancer dans la bataille. Elle est notamment soutenue par Luminate, l’organisation philanthropique fondée par Pierre Omidyar, le milliardaire franco-américain qui a créé le site eBay et aidé d’autres lanceurs d’alerte et journalistes. « Nous participons aux frais de transport, logistique et communication de l’équipe de Frances », a indiqué Luminate, pour « promouvoir un grand débat public sur ces sujets ».

Aux États-Unis, la femme de 37 ans est notamment représentée par un ancien porte-parole de Barack Obama, Bill Burton, qui travaille aussi pour l’ONG Center for Humane technology. Et elle est épaulée juridiquement par l’ONG Whistleblower Aid. « Nous avons eu des semaines, des mois de conversation sur ses raisons d’agir (…) et sur ses documents », a raconté à Lisbonne Libby Liu, la patronne de l’ONG. « Puis elle a décidé de nous garder ».

Financièrement, Frances Haugen semble à l’abri du besoin grâce à des investissements dans les cryptomonnaies réalisés « au bon moment », d’après une interview au New York Times publiée fin octobre. Elle a d’ailleurs déménagé à Puerto Rico, où la fiscalité est avantageuse.

« Son histoire va dans une direction très différente de celle des lanceurs d’alerte, qui font généralement face à des conséquences difficiles et douloureuses », constate Vigjilenca Abazi.

« Choix de carrière »

Elle prend aussi moins de risques en s’attaquant à une entreprise largement discréditée aux yeux des politiques que si elle s’en prenait au gouvernement, ajoute l’universitaire. « Pour elle, ça ressemble plutôt à un choix de carrière. Il y a beaucoup de haine contre Facebook en ce moment, et elle en joue. »

Depuis septembre, les milliers de documents fuités à la presse ont galvanisé des élus déjà remontés contre le géant des réseaux sociaux, accusé de ne pas suffisamment agir contre des problèmes – confidentialité des données, désinformation, trafics illégaux, addiction, harcèlement en ligne – dont ses dirigeants ont pourtant parfaitement conscience, d’après les recherches menées en interne.

L’ingénieure à l’allure humble et déterminée a fourni des « munitions » aux personnes qui poussent pour des réformes, mais ses révélations ne constituent pas vraiment de « preuves irréfutables et indéniables qui remettraient tout en cause », analyse Daniel Castro, spécialiste des plateformes numériques. « Est-ce que c’est une véritable lanceuse d’alerte ? Je dirais que non. Mais je pense que c’est une militante très efficace », résume le vice-président du think tank Information Technology and Innovation Foundation, en partie financé par les grandes sociétés technologiques.

Mais Meta – le nouveau nom de la maison mère de Facebook, Instagram, etc – n’en est pas à sa première crise. Pas sûr donc que la nouvelle ennemie publique numéro 1 de la plateforme parvienne à son but : réformer l’entreprise qui s’est remise de la révélation de nombreux scandales plus graves, au prix de quelques excuses et amendes.

LQ/AFP