Bijoux, voitures de luxe, gardes du corps, implants mammaires et bain de sang… Pablo Escobar et ses acolytes ont imposé une esthétique kitsch et machiste qui a survécu aux grands barons de la drogue et dépasse désormais largement les frontières du pays.
Le trafic de stupéfiants (ou narcotrafic) a généré une véritable culture parallèle résumée par un simple préfixe : narcomusique, narcolittérature, narco-esthétique… La «NarColombie», résume avec ironie Omar Rincon, un des chercheurs qui ont le plus travaillé et écrit sur le phénomène. En dépit des campagnes officielles pour laver en profondeur l’image du pays, et du tabou qu’inspire toujours la folie meurtrière d’Escobar, l’influence du narcotrafic dans la culture populaire se fait ressentir partout, dans le langage, dans l’architecture ou encore dans les divertissements.
«Ce n’est pas un problème d’illégalité, et ce n’est pas non plus un « mal colombien ». Le narcotrafic, c’est le capitalisme pur et dur!», décrypte ainsi Omar Rincon. «Je consomme, donc j’existe. Il n’y a rien de mieux qui exprime le goût et l’éthique capitaliste que le narcotrafic», explique-t-il. Le trafic de drogue en Colombie a modelé une esthétique «ostentatoire, exagérée, grandiloquente», voire franchement de «mauvais gout» pour d’autres, décrivent Omar Rincon et les anthropologues réunis autour du projet Narcolombia.
Le baron de la drogue Pablo Escobar incarne à lui seul une trajectoire unique d’ascension et de revanche sociale, dans un des pays les plus inégaux d’Amérique latine. Pas de nichons, pas de paradis : en 2005, l’écrivain Gustavo Bolivar, aujourd’hui sénateur de la majorité de gauche, créait le scandale avec son roman au titre provocateur. Le succès de l’histoire, adaptée à la télévision, de ces femmes pauvres qui augmentent la taille de leurs seins à la pointe du bistouri pour plaire aux mafieux a conquis le public dans de nombreux pays.
Une légende aussi populaire que malsaine
La narcoculture «est toujours racontée dans une tonalité masculine, dans l’exhibition de la virilité, de la consommation. Elle ne pourrait jamais avoir une esthétique féministe, d’autonomisation des femmes ou de libération de leurs corps», remarque le chercheur. Pourtant, pour les trafiquants et leurs sbires, dévots de la religion catholique, la figure maternelle est sacrée. Ainsi, à Medellin, ils ont adopté comme patronne dans les années 1980 la Vierge de la Sabaneta, connue comme la «Vierge des Sicarios» (tueurs à gages). Une culture très documentée par les universitaires et dans la littérature.
«Mais, en même temps que la revendication de la figure de la mère, le côté machiste et la vision utilitaire des femmes sont aussi affichés. La « femelle » est un objet sexuel à exhiber, qui peut être (et est) acheté», écrit Catalina Duque dans une thèse publiée en 2012. Dès la mort de Pablo Escobar en décembre 1993, tué dans sa fuite par des policiers, commence la construction d’une légende aussi populaire que malsaine, un mythe toujours entretenu par un nombre incalculable de livres, films, séries et musiques qui rappellent la terreur et la fascination qu’inspira cette sinistre figure.
Le narcotrafic, c’est le capitalisme pur et dur!
Héritage insolite et qui aujourd’hui défraie la chronique, ses célèbres hippopotames introduits illégalement dans le zoo privé de sa ferme ont continué de se reproduire après sa disparition, proliférant dans un bras du fleuve Magdalena. Le peintre et sculpteur de Medellin Fernando Botero a immortalisé son souvenir, le prix Nobel de littérature colombien Gabriel Garcia Marquez en parle dans Journal d’un enlèvement. Et bien sûr Netflix, qui depuis sa série devenue culte, Narcos, ne cesse de surfer sur le phénomène, alimentant le mythe sur toute la planète.
De sa femme à son fils, en passant par son frère, sa sœur, ses maîtresses et les policiers qui l’ont combattu, tous ont écrit leurs souvenirs avec le parrain de la drogue. Tous les Colombiens ont leur mot à dire sur Pablo Escobar, à la fois honte mais aussi, inconsciemment sans doute, fierté nationale. «Il n’y a pas un instant où Pablo Escobar ne puisse être l’idole du mal, du bien et de tout ce dont nous rêvons. Je pense que Pablo Escobar est le Che Guevara colombien, la pop star colombienne, il est notre marque pour le monde!», conclut Omar Rincon.