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Brésil : à Manaus, asphyxiée par le Covid, l’oxygène se vend au marché noir


Des hôpitaux saturés, des bonbonnes d'oxygène en nombre insuffisant, des patients abandonnés à eux-mêmes chez eux : Manaus est le symbole de la catastrophe du Covid à travers le monde. (photo AFP)

A Manaus, métropole de l’Amazonie brésilienne terrassée par le Covid-19, les malades ont été tellement nombreux que l’oxygène est devenue une denrée rare disputée au marché noir.

En janvier, la ville du nord du Brésil a été le symbole absolu de la catastrophe redoutée par les responsables du monde entier quand ils appellent à confiner ou à porter le masque : des hôpitaux saturés, des bonbonnes d’oxygène en nombre insuffisant, des patients abandonnés à eux-mêmes chez eux.

Quand Marcio Moraes, 43 ans, aide-soignant en première ligne depuis le début de la pandémie, est tombé malade il n’a été soigné à l’hôpital que quelques heures avant d’être renvoyé chez lui faute de lit disponible ce 18 janvier. Dans l’urgence, ses filles Lais de Souza Chaves, 25 ans, et Laura, 23 ans, ont dû trouver de l’argent pour acheter de l’oxygène. Au plus fort de la crise, une bonbonne de 50 litres a pu coûter au marché noir six fois son prix normal de 1 000 réais (150 euros). Elles ont dû emprunter 6 000 réais (environ 900 euros) pour en acquérir une, quand le salaire minimum au Brésil s’élève tout juste à 1 100 réais.

La situation est devenue infernale quand sept autres membres de la famille ont à leur tour été contaminés.
La maison s’est transformée en unité de soins intensifs. Elles ont dû apprendre à installer des régulateurs de débit d’oxygène, à lire les jauges, à faire les gestes nécessaires pour permettre aux malades de respirer. Et à retirer la bonbonne de l’un pour permettre à l’autre de ne pas suffoquer. « J’ai une attaque de panique dès que quelqu’un prononce le mot oxygène. Je commence à trembler de la tête aux pieds », confie Lais.

De vraies scènes de guerre, comme après un bombardement

Manaus, ville nichée au cœur de la forêt amazonienne, a vécu dès le mois d’avril 2020 des scènes cauchemardesques de cadavres empilés dans des camions frigorifiques aux abords des hôpitaux, puis enterrés dans des fosses communes. La première vague a été si dévastatrice que certains chercheurs évoquaient la possibilité d’une immunité collective, une grande partie de la population de la ville ayant été infectée.

Mais la deuxième vague a balayé ces espoirs, avec en décembre l’émergence du variant P1, plus contagieux et surtout capable de réinfecter des personnes déjà contaminées, selon des études préliminaires. L’institut de recherche en santé publique Fiocruz a identifié ce variant amazonien dans 91% des échantillons prélevés à Manaus en janvier, contre 51% en décembre.

L’horreur a atteint son paroxysme à la mi-janvier quand l’oxygène a commencé à manquer dans les hôpitaux où plusieurs dizaines de personnes sont mortes en quelques heures, ont indiqué des médecins. Début février, le virus tuait en moyenne 110 personnes par jour dans cette ville de 2,2 millions d’habitants, plus du triple que lors de la première vague.

Dans l’impossibilité d’être hospitalisés, des malades sont morts chez eux de suffocation. « C’était le désespoir total », raconte Adele Benzaken, consultante de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) basée à Manaus, sa ville natale. « C’était inimaginable de voir des gens aller aux quatre coins de la ville pour trouver des bonbonnes d’oxygène pour des proches, de voir des bagarres près des points de vente », poursuit-elle.  « C’était de vraies scènes de guerre, comme après un bombardement quand les gens courent partout désespérément, sans savoir quoi faire. » Ici, la police a dû escorter des livraisons de bonbonnes et surveiller les stocks d’oxygène dans les hôpitaux. Là, des escrocs ont profité du chaos et du désespoir des familles pour vendre des extincteurs peints en vert en faisant croire qu’il s’agissait de bonbonnes d’oxygène.

Sors moi de là, le plus vite possible

Quand Josimauro da Silva, mécanicien diabétique de 57 ans, a commencé à développer des symptômes graves du Covid-19, sa fille Jessica l’a amené aux urgences.  Mais après avoir passé la nuit dans un couloir avec plus de 100 autres patients, il l’a appelée en implorant : « Sors-moi de là, le plus vite possible. » Pas de lits, pas d’oxygène, pas assez de personnel soignant pour gérer autant de malades : Josimauro a vu plusieurs personnes mourir autour de lui.
Depuis, c’est Jessica qui s’occupe de lui. Une tâche tellement prenante qu’elle trouve à peine le temps de manger ou de dormir. « Je deviens un zombie », raconte-t-elle. Sans les dons de proches, elle n’aurait jamais pu payer la vingtaine de bonbonnes d’oxygène consommée par son père en trois semaines.

« J’ai eu très peur », confie aussi Thiago Rocha, analyste informatique de 36 ans, soigné par ses proches dans son salon. Sa famille a dépensé près de 10 000 réais (1 500 euros) pour le maintenir en vie, une petite fortune.

« Ceux qui pouvaient se le permettre ont acheté de l’oxygène ou ont pris l’avion pour se faire soigner ailleurs. Mais les pauvres ont été abandonnés », souligne Christovam Barcellos, chercheur à la Fiocruz.

Manaus est le laboratoire de ce qui va advenir ailleurs

Les experts en santé publique pointent du doigt de nombreuses erreurs commises par les autorités locales. Pour Cristovam Barcellos, c’est à cause des « pressions politiques » que les activités économiques ont pu reprendre fin 2020 après des manifestations de commerçants.

Sans compter des années de sous-investissement et de corruption qui ont sapé le système de santé publique de Manaus, une ville déjà sous-équipée en structures sanitaires et qui reçoit des patients de toute la vaste Amazonie.
Le drame de Manaus doit servir d’exemple pour le monde entier, avertit le Dr Benzaken, alors que le variant amazonien s’est déjà répandu dans de nombreux pays dont la France, les États-Unis ou le Japon. « Manaus est le laboratoire de ce qui va advenir » ailleurs, estime-t-il. D’autres pays d’Amérique Latine ont déjà été frappés par de graves pénuries d’oxygène comme le Pérou.

Les études préliminaires montrent que la plupart des vaccins sont efficaces contre le P1 mais d’autres variants, encore plus dangereux, pourraient apparaître si le virus continue à circuler autant au Brésil, pays qui compte le plus de morts du Covid-19 (plus de 280 000) derrière les États-Unis.

LQ/AFP