Onze personnes ont été arrêtées mardi dans l’enquête sur les attaques perpétrées le 11 février contre les sièges à Istanbul de deux quotidiens proches du régime islamo-conservateur turc. A l’inverse, deux journalistes anti-gouvernement risquent la prison à perpétuité. Deux poids deux mesures pour la liberté d’expression en Turquie.
Les suspects, arrêtés à Istanbul, appartiendraient aux Forces unies pour la liberté (BOG), une milice kurde syrienne, selon l’agence de presse progouvernementale Anatolie, qui cite des sources de sécurité et fait état de la saisie de documents et de matériel numérique. Les BOG, notamment engagées contre les jihadistes du groupe Etat islamique, sont réputées proches du Parti communiste marxiste-léniniste (MLKP), une formation interdite en Turquie, ainsi que du Parti de l’union démocratique (PYD, principale formation kurde en Syrie), considéré comme un groupe terroriste par Ankara.
Le 11 février, des individus encagoulés avaient lancé des cocktails Molotov puis ouvert le feu sur l’entrée du journal Yeni Safak, dans la partie européenne de la plus grande ville de Turquie. Peu de temps après, le siège du journal Yeni Akit, sur la rive asiatique de la mégapole stambouliote cette fois, avait été pris pour cible de la même manière. Les deux attaques n’avaient fait aucun blessé et des dégâts matériels mineurs. Elles avaient immédiatement été attribuées par les autorités aux rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit).
Très proches du pouvoir, Yeni Safak et Yeni Akit soutiennent fermement la campagne militaire lancée par Ankara en décembre 2015 contre plusieurs villes à majorité kurde du sud-est anatolien pour en déloger les partisans du PKK qui y ont déclaré « l’autonomie ». Après plus de deux ans de cessez-le-feu, le conflit kurde a repris l’été dernier, faisant voler en éclats les pourparlers de paix engagés par le gouvernement turc avec le PKK à l’automne 2012. Ce conflit a fait plus de 40.000 morts depuis 1984.
Polémique sur la libération des journalistes anti-gouvernement
Durant l’automne, le quartier général stambouliote du quotidien d’opposition Hürriyet avait été la cible de deux attaques de manifestants favorables au chef de l’Etat. Aucune poursuite n’a été engagée contre les auteurs identifiés de cette attaque. Deux journalistes turcs incarcérés depuis trois mois pour avoir fait état de livraisons d’armes d’Ankara à des rebelles islamistes en Syrie ont été libérés de prison vendredi, mais seront jugés lors d’un procès à partir du 25 mars. Leur libération a continué à faire des vagues mardi en Turquie, provoquant une inhabituelle passe d’armes publique entre le président de la Cour constitutionnelle et le ministre de la Justice.
Farouches adversaires du régime islamo-conservateur turc, Can Dündar, rédacteur en chef, et Erdem Gül, son chef de bureau à Ankara, ont été remis en liberté au terme de 92 jours de détention provisoire, sur la base d’une décision de la plus haute instance juridique du pays. Les deux hommes sont accusés d’espionnage, de divulgation de secrets d’Etat et de tentative de coup d’Etat pour avoir diffusé un article et une vidéo faisant état de livraisons d’armes par Ankara à des rebelles islamistes en Syrie.
M. Erdogan a dénoncé dimanche la décision de la Cour constitutionnelle, qui a jugé que l’incarcération des deux journalistes violaient leurs droits. « Je ne suis pas en position d’approuver cette décision. Je le dis très clairement: je n’ai pas de respect pour elle », a déclaré, furieux, l’homme fort du pays. Profitant d’une conférence à Ankara, le président de cette instance, Zühtü Arslan, a défendu sa décision et rappelé au chef de l’Etat ses obligations. « Les décisions de justice peuvent et doivent être critiquées », a déclaré M. Arslan. « Les jugements de la Cour constitutionnelle s’imposent à tous et à toutes les institutions », a-t-il toutefois ajouté, « un Etat constitutionnellement démocratique est un Etat où les décisions de justice s’imposent aussi bien à ses dirigeants qu’à ses citoyens ».
Le ministre de la Justice, Bekir Bozdag, a publiquement contredit le président de la Cour. « Cette décision ne s’impose qu’aux intéressés. Elle ne s’impose pas aux autres », a plaidé, mardi, M. Bozdag, cité par l’agence de presse Dogan. « La décision de la Cour constitutionnelle (…) viole la Constitution et le droit », a insisté le ministre. Les critiques publiques de M. Erdogan contre la Cour ont suscité un tollé dans les rangs de l’opposition, qui l’accuse, depuis des années, de dérive autoritaire.
Le procureur d’Istanbul a requis contre les deux journalistes la réclusion criminelle à perpétuité. La Turquie figure au 149e rang sur 180 du classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans Frontières (RSF).
Le Quotidien/AFP