L’année a été belle pour tout le monde, y compris pour les vignerons bios : Jean-Paul Krier n’avait jamais vu ça ! Avec l’expérience de 2003 – l’année de la canicule – ainsi que les nouvelles pratiques culturales mises en place depuis sa conversion en bio, il a pu éviter de répéter les erreurs du passé.
Jean-Paul Krier (domaine Krier-Bisenius, à Bech-Kleinmacher) souffle un peu depuis une bonne semaine. Il a vendangé sa dernière parcelle de gewurztraminer le 26 septembre, plus tôt que bon nombre de ses collègues. «Cette année, il fallait récolter tôt, assène-t-il. Les raisins étaient mûrs, il n’y avait pas de raisons d’attendre plus longtemps.» Il se souvient qu’en 2003, l’autre année chaude de ce siècle, «on avait vendangé trop tard, les raisins étaient pleins de sucre mais il n’y avait pas d’arômes. Sans réaliser de tous petits rendements, ils n’offraient aucun potentiel de garde».
Se souvenant de cet épisode et suivant les conseils de l’experte en viticulture bio de l’IBLA (Institut fir Biologësch Landwirtschaft an Agrarkultur) Sonja Kanthak, Jean-Paul Krier a pris les devants et n’a pas fait traîner la récolte de ses 7,5 hectares. Et le fait d’avoir converti son vignoble en 2012 (certification en 2015) l’a beaucoup aidé. «Nous avons eu moins de problèmes avec la sécheresse car la terre est plus saine, moins compacte, affirme-t-il. Notre but est de créer de l’humus qui capte bien mieux l’eau qu’une terre compactée. Et avec les racines des légumineuses que nous plantons dans les vignes, la terre aérée capte l’eau comme une éponge.»
Moins assoiffées que d’autres
Autre aspect très positif du bio dans une année extrêmement sèche comme celle-ci, en se passant d’azote chimique qui reste à proximité immédiate du sol, les vignes sont obligées d’aller puiser leurs nutriments plus profondément dans le sol. «Avec la chimie, le sol est tellement riche en surface que les racines ne plongent plus dans la terre, explique Jean-Paul Krier. Avec le bio, elles n’ont pas le choix et c’est ce qui les rend plus résistantes au manque d’eau puisqu’il y en a plus en profondeur qu’à la surface.» Moins assoiffées que d’autres, ces vignes ont donc donné des raisins mûrs assez tôt.
En règle générale, les vignerons cherchent à retarder au maximum l’heure de la récolte dans le but d’atteindre de plus grandes maturités. Mais avec cette année, cette maturité a donc vite été atteinte. Les taux de sucre dans les baies ont été stratosphériques. Sur la Moselle, personne ne se souvient avoir cela, même les anciens !
Et le bio a encore apporté un bienfait : «Les vignes conventionnelles réagissent très vite dès que l’on met de l’engrais chimique, elles poussent immédiatement, souligne le vigneron. Or cette année, elles n’avaient pas besoin de ça. Les engrais bios, eux, sont moins efficaces et ils accompagnent la vigne sur le long terme, sans la brusquer. Ce qui nous intéresse, c’est de travailler sur la durée pour renforcer la qualité de la terre. Lorsque l’on met un engrais vert, on en tirera un bénéfice dans trois ou quatre ans.»
Gérer l’alcool
De beaux raisins très mûrs, à la fois très sains et très sucrés, c’est évidemment une aubaine. Mais ce n’est pas un cadeau qu’il faut prendre à la légère car il sous-entend aussi de nouvelles réflexions à mener. Traditionnellement, les vins luxembourgeois sont portés par une trame minérale et sont plutôt secs. Avec des baies comme celles-là, fatalement, leur style va évoluer. Par exemple, des pinots gris récoltés avec 115° Oeschsle (ça a pu être le cas), s’ils vont au bout de leur fermentation alcoolique, tireront autour de 15° d’alcool. Ce qui ne sera pas accepté facilement par la clientèle. Et si l’on arrête la fermentation plus tôt pour limiter la concentration d’alcool, les vins garderont davantage de sucres résiduels et seront donc plus doux. Il y aura une quadrature du cercle à résoudre lors de la vinification et de l’assemblage.
Jean-Paul Krier a bien en tête cette donnée qui ne l’effraie pas plus que ça. «Les vignerons de la Charta Luxembourg (NDLR : anciennement Charta Privawënzer, dont il fait partie) ont un avantage : ils ont l’habitude de travailler avec des raisins très mûrs et savent maîtriser les alcools élevés.» Le vigneron de Bech-Kleinmacher a également remarqué que les vins légèrement boisés supportent mieux l’alcool, «grâce à l’oxygénation plus importante que dans les cuves en inox». Du coup, cela fait déjà plusieurs années qu’il passe une petite partie de la récolte en fût, ce qui lui permet d’avoir plusieurs cordes à son arc lors de l’assemblage qui consacrera les cuvées définitives. «Jusqu’à 10% de mes pinots gris sont en fûts, même dans des barriques neuves parfois», glisse-t-il.
Ce jeu est délicat puisqu’il consiste à trouver la composition la plus subtile, celle qui ne dénaturera ni le cépage ni le terroir. «S’il y a trop de bois, cela annihile le fruité, mais il ne faut pas trop de sucre non plus puisque ce n’est pas lui qui fait le vin, mais les arômes.» C’est sûr, lorsque les fermentations seront achevées, il faudra se creuser la tête pour trouver la combinaison idéale. «Et nous n’aurons pas le droit à la faute : il n’y a qu’une récolte par an !»
Erwan Nonet