L’architecte François Valentiny célèbre les 40 ans de son cabinet en publiant un coffret comprenant cinq tomes retraçant l’histoire de ses principaux projets. Une somme pour comprendre ses inspirations et le sens qu’il donne à son métier.
Vous êtes architecte, mais à la lecture de 40 Years Valentiny hvp Architects Stories from the Inside, on se dit que vous auriez pu exercer avec autant de passion le jardinage ou la musique…
(Il rit) Oui, c’est sans doute vrai : en ce moment, je me passionne pour les tomates ! Il faut que je m’y consacre lors de mes prochaines vies.
En évoquant la Haus für Mozart de Salzbourg et le Teatro L’Occitane de Trancoso (Brésil), vous écrivez : « La création d’une salle de concert est devenue un véritable besoin pour moi. La joie qu’elle me procure ne s’affaiblit pas avec les années (…).« Ce sont ces commandes qui vous transportent le plus ?
Ces bâtiments me touchent plus que d’autres, effectivement. Les salles de concert sont des lieux qui reçoivent beaucoup d’amour : celui des mélomanes et aussi celui des musiciens. Cette dimension est rare finalement, il n’y a malheureusement pas beaucoup de travailleurs qui admirent l’endroit où ils exercent. Ceci dit, ce ne sont pas des bâtiments plus difficiles à construire que d’autres. Il y a des particularités, l’acoustique notamment, mais toutes les constructions ont les leurs. Il faut toujours réfléchir à la bonne fonctionnalité de ce que l’on bâtit, que ce soit un opéra, un hôpital, une résidence ou un site industriel. Mais j’éprouverai toujours une émotion particulière à concevoir des lieux voués à la musique, c’est vrai.
On sous-estime grandement l’importance des bistrots
Vous êtes également très inspiré lorsque vous parlez des bistrots ! Vous allez jusqu’à vous demander si, lorsqu’il fait un café, le serveur doit faire face à la salle ou lui tourner le dos.
On sous-estime grandement l’importance des bistrots et, plus largement, de tous les lieux où l’on boit et où l’on mange. Depuis 4 000 ans, les architectures sont éphémères, mais celles qui restent sont celles relatives aux cultes et à la nourriture. Deux domaines qui sont d’ailleurs très liés : il y a beaucoup de références au repas dans les tombes égyptiennes, par exemple. Il ne faut pas oublier que l’homme est un animal, se nourrir est une nécessité. Bertolt Brecht disait qu’il y avait la nourriture et, seulement après, l’art. Aujourd’hui, je crois qu’il est trop facile pour nous de manger. Cela nous laisse trop de temps pour faire n’importe quoi.
Vous affectionnez également les bains publics, à l’image des piscines de Bonnevoie ou des Thermes Strassen-Bertrange que vous avez bâties.
Oui, l’univers est similaire à celui des bistrots. Ce sont des endroits faits pour se rencontrer.
Que ce soit pour la musique, les bistrots ou les bains, on sent que la notion d’héritage est essentielle à vos yeux. Vous chérissez vos propres souvenirs, mais vous les replacez toujours dans une dimension historique bien plus vaste, qui transcende votre existence.
En architecture, qui peut croire qu’il invente quoi que ce soit aujourd’hui ? On ne commence jamais à zéro. Il faut être suffisamment intelligent pour s’intéresser à ce que les autres ont fait avant nous. Beaucoup de réponses ont déjà été données aux questions que l’on se pose aujourd’hui. Pourquoi vouloir s’en passer ? J’ai la chance d’avoir un voisin qui ressent ces mêmes vibrations. Yves Sunnen (NDLR : vigneron du domaine Sunnen-Hoffmann, à Remerschen, premier domaine bio du pays et aujourd’hui en biodynamie) a appris de ses ancêtres et il a ensuite développé ce savoir d’une manière personnelle, extrêmement fine et pointue. Ce qu’il raconte du sol de ses vignes, c’est génial : il a raison ! Cette attitude apporte même de la richesse au lieu où il travaille. C’est une des raisons pour lesquelles j’adore vivre ici, entouré de telles personnes.
Votre socle est le respect du passé et pourtant le style de vos créations est très contemporain, porté par une lecture parfois audacieuse des structures et de leur rapport à l’environnement. L’Histoire n’empêche donc pas la modernité ?
Vous savez, cela fait longtemps que j’ai la conviction que l’on vit dans une époque intellectuellement très pauvre. Karl Kraus (NDLR : un écrivain viennois, 1874-1936) disait «Quand le soleil de la culture est bas sur l’horizon, même les nains projettent de grandes ombres». C’est tout à fait ça. Je ne crée pas des choses fantastiques, mais la moyenne est tellement basse… Tout est dans la perception de ce que devrait être la normalité. Nous vivons une époque de techniciens et de gérants.
Les immeubles de bureaux que vous avez bâtis sont très souvent emblématiques de leur quartier (KPMG au Kirchberg, Leaf/Le Bijou à la Cloche d’Or…), mais vous expliquez que leur fonctionnalité reste le facteur essentiel. Vous intellectualisez notamment « l’exigence du travail par rapport aux besoins de l’employé » en évoquant les philosophies induites par les bureaux individuels, les espaces modulables ou les open spaces…
Il faut chercher cette valeur qui apportera davantage que la fonctionnalité, toujours prépondérante. Cette originalité est pourtant extrêmement contrainte : il faut toujours des façades avec des murs tous les 1,20 m et un maximum de verre. Mais même avec ces règles intangibles, on peut faire la différence. Puisque l’on ne peut pas toujours jouer avec les volumes, il faut trouver une autre valeur qui n’empiète pas sur la fonctionnalité. J’aime jouer avec la géométrie, par exemple. L’enveloppe des immeubles que vous avez cités ne s’inscrit pas au premier abord dans la philosophie de leur quartier, mais si vous regardez derrière, ces bâtiments ne sont pas différents de leurs voisins ! Les feuilles du bâtiment Leaf, que le promoteur a même appelé Le Bijou, c’est un thème qui me suit. Tout part d’un dessin, mon geste devient une écriture.
On ne peut s’empêcher de voir ces immeubles de bureaux dans un nouveau contexte, celui de la pandémie où l’on télétravaille de plus en plus. Que vous inspire cette séquence inédite ? Est-ce qu’elle vous amène de nouvelles réflexions à propos de ces espaces de travail parfois géants ?
Nous, les architectes, nous sommes toujours, en train de réfléchir pour trouver les solutions les mieux adaptées aux besoins de notre époque. Nous avons réponse à tout, mais les maîtres d’ouvrage ne sont pas toujours à l’écoute (il rit) !
Luxembourg, Trèves, Thionville et Arlon sont comme quatre quartiers d’une ville du XVIIIe siècle
Vous faites la même réflexion dans un des tomes du coffret à propos des immeubles résidentiels, où l’on vous demande de créer des appartements pour des structures familiales classiques, alors qu’elles sont de moins en moins nombreuses…
Exactement. L’architecte doit répondre aux commandes des promoteurs, qui ne sont pas toujours à l’écoute de l’évolution de la société. Ceci dit, ce qui est vrai ici ne l’est pas partout ailleurs. La Scandinavie est bien plus avancée que nous, par exemple. Ce type de réflexion qui vise à ce que l’architecture facilite la vie des gens se joue parfois sur des détails amusants. Chez mes parents, par exemple, j’ai toujours été exaspéré par les tablettes sur les rebords des fenêtres. À chaque fois qu’on voulait aérer la pièce, il fallait bouger les pots de fleurs. J’en garde un mauvais souvenir et, depuis, je les enlève partout où je peux. Un de mes premiers grands projets a été de construire cinq tours d’habitation à Halle-Neustadt (NDLR : une ville nouvelle en ex-RDA) et j’ai éliminé ces tablettes partout. Une preuve que la recherche de la fonctionnalité ne coûte pas plus cher : des tablettes en marbre pour cinq tours, cela représente une somme ! Les habitants sont contents… et le promoteur aussi !
Vous citez la charte d’Athènes (1933), dont Le Corbusier a été un des principaux artisans. Elle dicte les grandes lois de l’urbanisme, dont l’idée directrice stipule qu’une ville doit mettre en musique de manière logique et cohérente quatre fonctions essentielles : l’habitat, le travail, le divertissement et la circulation. Il y a comme un problème au Luxembourg, non ?
Vivre ici, à Remerschen, où mes bureaux sont au milieu d’un grand jardin, c’est un privilège. À un moment, j’ai été près de m’installer à Luxembourg, mais je suis tellement mieux ici. Les infrastructures de Luxembourg (théâtres, musées, salles de concert…) sont celles d’une ville de 1 à 2 millions d’habitants, mais la capitale n’en compte que 125 000. C’est-à-dire que les gens qui profitent des lieux de culture et des lieux de travail viennent d’ailleurs, du reste du Luxembourg et aussi de France, d’Allemagne ou de Belgique. Or il n’y a aucun transport sur rail digne de ce nom entre les endroits où vivent les gens et ceux où ils travaillent, se cultivent et s’amusent. Tant que l’on n’aura pas les liaisons ferroviaires adaptées aux besoins d’une grande métropole comme l’est la Grande Région, c’est-à-dire avec des départs au moins toutes les 30 minutes, parler d’urbanisme ne servira à rien. Ce n’est même pas un problème de politique actuelle, puisque l’on discute de cela depuis des décennies. Le train n’a pratiquement pas évolué depuis 50 ans. Luxembourg, Trèves, Thionville et Arlon sont comme quatre quartiers d’une ville du XVIIIe siècle.
Le pavillon du Luxembourg lors de l’Exposition universelle de Shanghai en 2010 est une de vos créations phares. Qu’a-t-il changé pour vous ?
Je l’ai conçu dans le même esprit que ma première construction, des immeubles d’habitation sur la Rauchstraβe, à Berlin (NDLR : 1980-1985). À l’époque, avec mon associé Hubert Hermann, nous ne voulions pas faire comme les autres et notre mentalité n’a pas changé depuis. Je ne veux pas être un robot, je veux être un humain toute la journée ! Shanghai ou Berlin, au final, ce sont les mêmes émotions.
Mais Shanghai vous a ouvert des portes, notamment en Chine où vous donnez même des cours d’architecture depuis 2011…
C’est vrai et cette ouverture à une autre culture est passionnante.
Ce qui marque, également, c’est la dimension des projets sur lesquels vous travaillez là-bas. Ils sont gigantesques !
Oui, l’échelle est souvent spectaculaire, mais le rapport à la difficulté n’est pas proportionnel. Les petits projets sont souvent plus complexes à concevoir et à réaliser que les très grands.
Le travail de l’architecte est très visible, puisqu’il donne une âme à un lieu. Êtes-vous toujours satisfait de ce que vous avez conçu ?
(Il sourit) C’est une bonne question. Il y a des bâtiments et des lieux sur lesquels j’ai travaillé que je n’aime plus voir parce qu’ils me font revivre les conflits vécus avec le maître d’ouvrage et mon échec à imposer mon point de vue. J’y vois désormais mon incompétence…
Entretien avec notre collaborateur, Erwan Nonet
Quarante ans, cinq tomes et onze kilos !
Retracer 40 ans de travail d’un cabinet d’architecture qui porte des projets aux quatre coins du monde, cela pèse un certain poids. Cinq tomes et autant de thèmes (Culture, Learning & Working, Living, Leisure & Sport, From past to present), ici, cela pèse onze kilos. «Et encore, nous avons dû faire des choix, sinon le coffret aurait été deux fois plus gros», sourit Anna Valentiny, fille de François Valentiny, architecte de formation elle aussi, mais devenue éditrice aujourd’hui, via la société qu’elle vient de créer, Point Nemo, et le magazine spécialisé Adato.
C’est en collaboration avec les designers du Studio Polenta que la belle mise en page a été concoctée. Car si la vocation de ce coffret est de retrouver les projets et les créations les plus représentatifs du cabinet Valentiny HVP, cette somme est aussi un bel objet. Les dessins préparatoires de François Valentiny côtoient les photos de ses réalisations avec, en exergue, les réflexions parfois très intimes de l’architecte mises en mots par l’auteur luxembourgeois Ian De Toffoli à la suite de longues conversions. Des articles plus denses sont aussi apportés par des collègues et amis de l’architecte.
La composition de l’ouvrage est d’humeur joyeuse, la couleur est omniprésente, le noir et blanc banni. Il en résulte une production personnelle qui met en relief une carrière au parcours étonnant, ponctuée par des créations remarquables au Luxembourg, mais aussi en Allemagne, en Autriche, au Brésil… une liste ni exhaustive ni figée, puisque le travail ne manque pas et que de nombreux projets sont en cours.
E.N