Ern Schumacher, le président des vignerons indépendants, n’a pas envie de transformer sa récolte en gel hydroalcoolique. Il fustige plutôt la politique des grands rendements qui perdure par endroits.
Lorsqu’il décroche son téléphone, jeudi en fin de matinée, Ern Schumacher prend le soin de couper le contact de son tracteur avant de se lancer dans la discussion. Au domaine Schumacher-Lethal, c’est lui qui s’occupe des vignes, tandis que le fils, Tom, œuvre à la cave. «Je suis en train de retourner la terre sous les vignes, explique-t-il. C’est grâce à ce travail que l’on peut éviter de mettre du glyphosate.»
La nature dit merci (et les vins aussi !), mais la tâche n’est pas de tout repos. «Il me faut une semaine pour m’occuper de toutes mes vignes, alors qu’avec du glyphosate un jour et demi suffirait. Oublier le glyphosate est un engagement lourd en termes de temps de travail et de finances. Pour traiter l’ensemble de mon domaine (NDLR : 13 hectares environ), il ne m’aurait fallu que 150 euros de glyphosate. Pour m’en passer, j’ai investi dans deux machines. Celle avec des chenilles pour travailler dans les vignes en pente coûte 10 000 euros et celle qui se fixe derrière le tracteur pour aller dans les vignes classiques coûte entre 16 000 et 17 000 euros. C’est conséquent, mais comme beaucoup d’autres vignerons indépendants, j’ai choisi cette voie depuis plusieurs années et j’en suis très content.»
Rappelons que le pays bannira complètement l’utilisation du glyphosate au 1er janvier prochain et que tous les vignerons se sont engagés à ne plus l’utiliser dans le courant de l’année.
Distiller ? Non merci !
Mardi dernier, Ern Schumacher a participé à une vidéoconférence organisée par le bureau du Parlement européen au Luxembourg. Il était en compagnie du ministre de l’Agriculture et de la Viticulture, Romain Schneider, du président de la Centrale paysanne, Marc Fisch, ainsi que des eurodéputés écologiste Tilly Metz et conservateur Christophe Hansen. Pendant un peu plus d’une heure, il a été question de la façon dont l’agriculture et la viticulture luxembourgeoises subissaient la crise due au Covid-19 et comment, déjà, il fallait envisager la suite.
Et c’est peu de dire que la réponse de l’Europe pour soutenir les vignerons ne convainc pas le Wormeldangeois ! «L’Union européenne vient de libéraliser les droits de plantation, ce qui signifie augmenter la quantité de vins sur le marché (NDLR : en 2016, l’Europe a permis de planter de nouvelles vignes pour agrandir la superficie plantée). Et maintenant, on se rend compte qu’il y a trop de vin, peste-t-il. Et la seule solution que l’on nous donne, c’est de pouvoir distiller les excédents ! Je ne comprends pas où est la logique là-dedans (NDLR : la demande est toutefois venue de vignerons français, espagnols et italiens qui cherchaient à écouler leurs réserves).»
Pour lui, il est clair que la solution du problème se trouve ailleurs : «S’il y a trop de vins sur le marché, qu’on régule les rendements plus drastiquement plutôt que d’emmener les stocks qu’on n’arrive plus à vendre pour la distillation ! Rehaussons le niveau de qualité des vins plutôt que d’autoriser à les détruire !»
L’Horeca manque beaucoup
Plus de la moitié de la production luxembourgeoise part dans la restauration. La fermeture totale de ce secteur d’activité est donc un gros, un très gros problème pour les producteurs. Et ce manque à gagner risque de durer encore un moment. «Quand les cafés et les restaurants ouvriront à nouveau, beaucoup de personnes hésiteront et préfèreront attendre avant de revenir. Sans compter que le nombre de tables sera sûrement réduit pour appliquer les règles de distanciation…»
De l’autre côté de la Moselle, en Allemagne, les règles sont différentes. «À Nittel, les Wäistuff sont de nouveau ouvertes, avance Ern Schumacher. Les frontières seront de nouveau ouvertes samedi et je me demande combien de Luxembourgeois vont aller manger là-bas dès dimanche…»
Le boom de l’e-commerce
Pour les vignerons indépendants, la hausse des commandes livrées aux clients particuliers est un bol d’air frais. «Nous avons vraiment bien travaillé avec notre clientèle privée, apprécie-t-il. Les vignerons indépendants ont été dynamiques et grâce à nos boutiques en ligne, nous avons même vu arriver de tout nouveaux clients, ce qui est toujours intéressant. Si nous pouvions en garder quelques-uns après la crise, ce serait parfait !»
Et heureusement que le numérique a permis cette ouverture, plus ou moins nouvelle selon les domaines, parce que les foires et les salons ont été biffés du calendrier. «Le Wäikues et la Foire agricole d’Ettelbruck, le Wäimoart de Grevenmacher, Expovin à Luxexpo ou même le Riesling Open à Wormeldange sont des moments importants dans l’année pour nous. On y enregistre pas mal de commandes.»
Même si la voie du déconfinement est ouverte, pour le vigneron, le temps reste au scepticisme quant à l’évolution des ventes d’ici la fin de l’année. «Il y a des firmes qui ne vont pas reprendre tout de suite, il restera beaucoup de personnes au chômage partiel et il y aura sûrement des gens qui perdront leur emploi. Dans ces conditions, il est évident qu’acheter du vin n’est pas une priorité. Il faudra du temps pour retrouver la situation d’avant.»
2019, une chance ?
On s’en souvient, les vignerons avaient la tête des mauvais jours l’an passé à la même époque. Deux nuits de gel au début du mois de mai avaient déjà scellé le sort de l’année : la récolte serait maigre. Au final, effectivement, la perte a été significative, puisque le millésime sera le moins généreux de ces dix dernières années. Mais le fait d’avoir relativement peu de bouteilles à vendre en ce moment, où le marché est chamboulé, ne serait-il pas finalement un moindre mal ? «Je ne pense pas comme ça, lance Ern Schumacher. Je ne veux pas de petites récoltes contraintes, mais des petites récoltes maîtrisées et choisies dans le but de produire des vins de haute qualité.»
Le patron des indépendants avoue même avoir été outré par des collègues. «J’en ai entendu me dire qu’ils souhaitaient du gel cette année, ça m’a mis hors de moi !» Les vignerons étant assurés contre les dégâts liés aux gelées tardives, les pertes financières lors de ce type de coup dur sont limitées. Mais entre toucher des indemnités et vendre son vin, Ern Schumacher a vite fait son choix.
De notre collaborateur Erwan Nonet
Il n’aura échappé à personne que depuis le début du confinement, globalement, la météo a été généreuse. Déjà, les pluies de la fin de l’hiver (février, début mars) ont permis de gorger les sols d’eau avant la reprise végétative. Les premiers bourgeons sont sortis aux alentours des 6 et 7 avril, un mois que le soleil a généreusement régalé. Les pluies qui se sont égrenées depuis la fin avril ont permis de rassasier des vignes en pleine croissance, les jeunes plants qui en avaient bien besoin, sans saturer les sols. Grâce à un total de précipitations mesurées, le mildiou n’est pas un gros danger immédiat.
La végétation est donc aujourd’hui en avance d’une à deux semaines par rapport à une année normale. Une précocité qui s’est un peu amoindrie avec la baisse des températures au mois de mai. Et tout semble bien se présenter, puisque le risque majeur en pareil cas, les gelées tardives, semble écarté. «A priori, la météo n’annonce pas de grands froids pour les prochaines journées, donc je pense ça ne gèlera plus», avance Ern Schumacher. La floraison, si le temps se maintient, pourrait avoir lieu d’ici trois semaines, avance le vigneron. Et à partir de là, il faudra compter une centaine de journée jusqu’aux vendanges.
«Là, je dois dire que je suis vraiment très content de travailler dans les vignes, sourit Ern Schumacher. On voit qu’elles sont en bonne santé et que les futures grappes seront nombreuses sur chaque baguette, mais tout est loin d’être gagné pour autant…On peut avoir des orages, l’arrivée des maladies ou les brûlures sur les raisins comme en 2018. Nous n’en sommes qu’au début et il peut encore se passer beaucoup de choses.» N’empêche, travailler sous le soleil au milieu de plantes qui grandissent harmonieusement, cela permet de retrouver le sourire en ces temps compliqués !