Un restaurateur tire la sonnette d’alarme : la situation du quartier de la Gare ne peut plus durer. Le Covid-19 a, à sa manière, renforcé le sentiment d’insécurité qui y règne depuis des années déjà.
Faut-il évoquer les problèmes de criminalité d’un quartier ou faut-il les taire pour ne pas faire de mauvaise publicité aux commerçants de ce quartier ? À bout, un restaurateur du quartier de la Gare à Luxembourg a décidé de vider un sac devenu beaucoup trop lourd pour lui. Nous l’appellerons Bernard. Par peur de représailles, il a préféré garder l’anonymat. «Il m’arrive d’être seul le soir à la fermeture de mon établissement», indique-t-il. Bernard est las de crier dans le vent.
La criminalité, la prostitution, la drogue et la faune drainée dans le quartier par ces trois activités immuables ne sont pas bonnes pour des affaires fragilisées par les travaux du tram et, ultime coup du sort, la pandémie de coronavirus. La situation s’était pourtant améliorée, notamment grâce au renfort d’une trentaine de policiers affectés au quartier.
Les choses se seraient en revanche précipitées après le confinement. «Les dealers et les prostituées sont revenus dans le quartier, de même que les clients du restaurant social. Les clochards mangent à même le trottoir et laissent traîner les barquettes et les bouteilles dans les rues, raconte Bernard. «Ce n’est pas très joli comme vue, alors que nous peinons à attirer les clients depuis la crise du Covid-19. Ce n’est pas possible de travailler dans ces conditions. Nos clients ne se sentent plus en sécurité avec les dealers, les prostitués et les clochards.»
«On n’ose rien dire, ils ont des couteaux»
Le restaurateur a à maintes reprises appelé les autorités à l’aide ses dernières années. Sans succès. «Les agents de police posent plein de questions quand on les appelle, mais ils n’envoient jamais de patrouilles. Ils se contentent de faire le tour du quartier dans leurs camionnettes sans en descendre et sans effectuer de contrôles. Tant que la loi ne change pas, ils ne pourront rien faire d’autre que des contrôles d’identité. J’ai parfois l’impression qu’il vaut mieux être un criminel de nos jours que quelqu’un d’honnête qui travaille et qui paye ses impôts, regrette Bernard. «La Ville de Luxembourg m’a demandé d’exposer mon problème dans un e-mail. Je ne sais pas combien j’en ai envoyé. Rien ne change. C’est même pire.»
Quand Bernard s’est installé dans le quartier, cabarets, peep-shows et prostituées en talons hauts rythmaient ses nuits. Aujourd’hui, des gamines aux veines éclatées frappent aux fenêtres des voitures arrêtées aux feux rouges en pleine journée pour proposer une passe contre leur dose de drogue et les réseaux organisés profitent de la détresse humaine. «Les prostituées et les dealers discutent ensemble. C’est la preuve qu’ils travaillent en réseaux. Ils sont là tout le temps, du matin au soir», indique le restaurateur.
La tension monte dans le quartier, surtout après le coucher du soleil. Les habitants n’osent pas se rebeller face à la situation. «On ne peut rien dire, ces gens ont des couteaux. Le soir, il y a parfois trois ou quatre dealers devant mon établissement. Ce n’est pas rassurant», indique Bernard. Le restaurateur se sent pris en otage. «Je ne peux pas continuer à travailler dans ces conditions. Les petits commerces meurent les uns après les autres. Tant que les clients ne se sentiront pas en sécurité, ils ne reviendront pas, estime-t-il. «Nous ne pouvons quand même pas payer des gens pour assurer la sécurité du quartier.»
Pourtant, les rues qui convergent vers la gare entre la place de Paris et la rue de Hollerich ne sont pas dénuées de charme. L’Afrique, l’Asie, le Moyen-Orient et le bassin méditerranéen y ont élu domicile sous forme de petits restaurants, d’épiceries, de pâtisseries ou de boutiques, là où il y a encore dix ans fleurissaient les néons des nightclubs et des hôtels de passe. Les immeubles sont rénovés et les appartements vendus à prix d’or à une clientèle aisée. «Justement, il serait grand temps de songer à la sécurité. C’est une chance pour le quartier», estime Bernard, mais à part des travaux «qui rendent la situation encore plus complexe et difficile à vivre, il ne se passe rien».
Un quartier pittoresque, oui mais
L’homme est excédé : «Tout à l’heure, j’ai livré deux pizzas dans le quartier. J’ai failli me prendre une amende parce que j’étais mal garé, alors qu’avec les travaux partout, on ne sait plus où stationner ! 40 euros pour 20 euros de pizza ! C’est fou !»
Un joyeux chaos règne dans l’avenue de la Gare et sur la place de la Gare, mais il n’amuse plus personne. Le quartier grouille de monde à pied, en voiture ou à vélo, les marteaux-piqueurs frappent l’asphalte, la même bande de marginaux s’enivre à la vodka bon marché du matin jusqu’au soir devant la gare routière avant d’en venir aux mains, le bruit est incessant… Si bien qu’un petit détour par les rues Junck, Fischer, de Strasbourg ou par la bien nommée Vullegass paraîtrait presque rafraîchissant pour qui n’est pas du quartier. Malheureusement, Bernard n’est pas le seul à se plaindre de la situation.
À maintes reprises, les habitants ont fait part de leurs craintes aux autorités ou ont raconté des situations concrètes de leur quotidien. «Derrière ces mots, il y a des vies, des existences qui méritent le respect», conclut Bernard.
Sophie Kieffer
«Ce n’est pas Marseille non plus !»
Selma habite à côté de la place de Paris depuis une quinzaine d’années. «Personnellement, je n’ai pas peur. Je fais tout à pied de jour comme de nuit. Je n’ai jamais eu d’ennuis. Je me fais régulièrement accoster par des dealers, mais ils ne sont pas insistants», explique la jeune femme. «Il faut dire que, de notre côté, cela va encore. Plus bas, rue de Strasbourg, c’est vraiment chaud. C’est la catastrophe de jour comme de nuit. Les drogués et les dealers y passent le plus clair de leur temps. Ils demandent des choses en permanence : une cigarette, de l’argent… Ils ne sont pas nécessairement dangereux, mais il suffit qu’ils soient en manque, donc nerveux, et ils peuvent devenir imprévisibles. Je me souviens d’un jeune homme qui m’a abordée une fois, il tremblait de tout son corps. Il avait besoin d’argent pour payer sa dose.»
Les dealers ne sont jamais bien loin. L’un ne va pas sans l’autre. «Je ne sais pas ce qu’ils vendent, mais je les connais tous de vue», indique Selma, «Les dealers nous connaissent. Ils ne savent pas qui nous sommes, mais ils savent que nous habitons dans le quartier. S’ils ne veulent pas avoir d’ennuis avec la police, ils savent qu’ils doivent rester corrects avec nous. Les voisins plus âgés me disent qu’il y a toujours eu des dealers, des drogués et des putes, il y a toujours eu des gens qui dorment devant les portes des immeubles et des seringues qui traînent, mais actuellement, c’est pire qu’avant. Certains habitants ont appris à vivre avec. Ils ont pris l’habitude de voir des toxicomanes se piquer en pleine rue. Après, tout est relatif, ce n’est pas non plus les favelas du Brésil ou les quartiers Nord de Marseille. Je ne ressens pas particulièrement d’insécurité.»